[11] Si cette entreprise ou cette œuvre vient des hommes, elle se détruira ; mais si elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire. Ne courez par le risque d’avoir combattu contre Dieu.
Actes 5,38-39
Le salut est maintenant plus près de nous que lorsque nous avons commencé à croire.
Romains 13,11
Les défenseurs de la cause que nous servons aussi traversent des temps difficiles. Et c’est aisé à comprendre. L’évolution politique, sociale et religieuse se fait dans une direction opposée à celle que notre foi nous avait fait espérer. Au lieu de la paix et du désarmement, nous trouvons devant nous un militarisme tout ragaillardi, une complète renaissance de l’esprit belliqueux et du romantisme de la guerre, toujours prêts à bafouer le pacifisme. En fait de justice sociale et de liberté, c’est la dictature et le despotisme de quelques-uns. Et, déception cruelle entre toutes, au lieu d’une forme nouvelle du christianisme où la place centrale eût enfin été rendue au lumineux message du Royaume de Dieu sur la terre, voilà que reprend vie cette religion cantonnée dans l’affirmation du salut individuel et l’espérance de l’au-delà, qui s’acoquine si bien avec les puissances de ce monde, leur accordant soutien et bénédiction et se conciliant ainsi protection et faveur de leur part. Elle se fait notamment l’alliée de l’esprit belliqueux, et fabrique à l’appui du romantisme de guerre une théologie non moins guerrière. Pour nous, on nous tient au contraire serrés, et plusieurs déjà ont été acculés à une grande détresse.
Quoi donc ? Nous serions-nous trompés ? Si non, faut-il pourtant nous laisser aller au découragement, battre en retraite, céder le terrain aux forces contraires apparemment victorieuses ? Imiterons-nous ceux qui, déjà, ont déserté ?
[12] Je réponds : il n’y a aucune raison de nous décourager. Ce qu’il y a, c’est que nous voyons les faits de travers, avec la myopie de notre seul entendement d’homme, et à partir de points de vue que nous avons nous-mêmes déterminés d’après nos plans et nos calculs personnels, au lieu de les considérer à la lumière de la pensée de Dieu. Il nous faudrait les voir dans leur divin paradoxe selon lequel si souvent les choses humaines signifient en réalité le contraire de ce que l’on croit. C’est donc à partir de ce paradoxe que je voudrais appliquer à notre situation présente les mots de l’apôtre : « Le salut est maintenant plus près de nous que lorsque nous avons commencé à croire. La nuit est avancée, le jour approche ».
Avant toutes choses, précisons encore un point capital : « Si cette entreprise ou cette œuvre vient des hommes, elle se détruira ; mais si elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire. Ne courez pas le risque d’avoir combattu contre Dieu. » Qu’en est-il de la cause à laquelle nous nous sommes voués ? Est-elle réellement de Dieu ? En ce cas, nulle puissance des hommes ou des démons ne saurait l’anéantir. Mais si, en toute humilité, avec crainte et tremblement, tu en demeures incertain, abandonne-la. Car elle n’aura été pour toi qu’une entreprise humaine, une construction de ta tête et de ton cœur, un beau rêve que la réalité dissipe. Si au contraire tu as trouvé dans la foi la certitude que ta cause vient de Dieu, alors défais-toi des derniers doutes, et sois joyeux et plein d’assurance. Car, encore une fois, nulle puissance du monde ou de l’enfer ne saurait la détruire, et la victoire lui est assurée.
Restent alors deux questions qui certes ont leur importance. D’abord, il faut que nous recevions bien la cause en question de la main même de Dieu et ne la soumettions pas arbitrairement au bon plaisir de nos cerveaux ou de nos cœurs ; que, faisant abnégation de nos propres sagesses et volontés, nous continuions à la recevoir de Dieu comme à nouveau chaque jour ; et que, la considérant toujours mieux comme Dieu lui-même la considère, nous ayons un désir grandissant de le voir lui-même la juger, la purifier et la pousser en avant. Puis, il faut aussi qu’au service de la cause nous soyons nous-mêmes toujours plus fidèles et plus humbles, plus reconnaissants et plus obéissants, en sorte qu’elle exprime vraiment la volonté de Dieu et manifeste son action, non la nôtre. Dans la mesure même où nous nous comporterons ainsi, doutes et inquiétudes nous quitteront tandis qu’au contraire la victoire de l’entreprise nous deviendra toujours plus certaine. Même sous les plus rudes attaques et au sein des défaites extérieures, quand bien même nous ferions aux yeux du monde un naufrage total, nous serons jour après jour comblés d’une joie, d’une félicité plus merveilleuses.
⁂
[13] Le second point est étroitement lié au premier. Si notre entreprise vient de Dieu, nous devons croire qu’il la poursuivra à sa manière et selon son conseil, même s’il semble aujourd’hui que le contraire se produise. Et me voici revenu à notre propos : « Le salut est maintenant plus près de nous que lorsque nous avons commencé à croire. » Appliquons-le à notre lutte présente, en faisant abstraction de son sens original et dernier. Un jour nous avons commencé à « croire ». Nous avons embrassé cette cause qui est paix, justice, royaume de Dieu. Nous l’avons embrassée, c’est-à-dire qu’elle s’est emparée de nous. Nous nous en sommes enthousiasmés ; plus que cela : elle est devenue la joie et la substance même de notre vie. Pour elle, nous avons travaillé, combattu, souffert peut-être. Pourtant c’était encore, en un certain sens, notre cause, l’œuvre de notre volonté propre. C’était notre mouvement, notre tendance, notre combat. Alors nous sommes arrivés à un point d’arrêt. Et plusieurs songent à abandonner.
Que faut-il en penser ?
Tout simplement que Dieu nous ôte des mains cette œuvre qui est la sienne, et qu’il entend la poursuivre lui-même jusqu’à la victoire. Trois faits me semblent le montrer avec évidence.
Et d’abord, le fait que ce qui si longtemps nous occupa seuls s’étend maintenant à toute la terre et devient l’affaire de peuples entiers. La paix, la justice, le Royaume de Dieu travaillent aujourd’hui le monde, en dépit de tout, ne serait-ce que sous la forme d’une nostalgie, d’une inquiétude, d’un combat. Il ne s’agit plus de l’œuvre d’une personne, d’une organisation, d’un mouvement, voire d’un parti ; c’est la cause de tous, et de chacune des nations de l’humanité. La marée qui soulève l’océan des peuples vient précisément de cette nostalgie, de cette inquiétude, de ce combat dont le mobile initial est là. Que les forces adverses y fassent opposition, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Cela devait être. Mais, de ce fait même, voici notre cause promue au rang de grand thème historique. Ne l’oublions pas au sein de nos difficultés et revers momentanés ! C’est notre combat que mène aujourd’hui l’Histoire. Que dis-je ? Celui qui mène la bataille, c’est celui qui mène aussi l’Histoire et qui exerce le gouvernement du monde. Ainsi, aux yeux de tous, notre cause devient la sienne. C’est comme s’il l’ôtait de nos mains, et lui conférait l’objectivité. Nous la croyions perdue, anéantie ; et voici, elle est sauvée.
Deuxième fait, complément du précédent : tous les mouvements se concentrent en vue de l’unité. La période aujourd’hui révolue a connu toute une série de mouvements qu’on peut appeler, au sens large du mot, des mouvements de réveil : mouvements pacifistes, sociaux, religieux, eux-mêmes ramifiés en multiples groupes. Mais chacun travaillant de son côté, ils couraient tous le danger, inhérent à l’isolement, de ne se préoccuper que [14] de leur propre succès. Maintenant ils se dissolvent en se confondant : l’effort pour la paix doit tenir compte des questions sociales et religieuses, le mouvement social est tout pénétré de pacifisme et ouvert à la vérité religieuse, et les mouvements de réveil spirituel prennent position devant la paix et la justice. Visiblement tous concourent chaque jour davantage à former cet essentiel et unique mouvement de rénovation suprême, qui trouve en Dieu sa fin comme son origine. Partout C’est Lui qui est à l’œuvre.
Notons enfin le troisième fait, qui donne aux précédentes constatations leur vraie valeur : l’heure décisive approche. Nous assistons au soulèvement des puissances adverses qui semblent d’ailleurs beaucoup plus puissantes que la cause que nous défendons ; voici revenir le romantisme guerrier, le despotisme, et ce culte de Baal camouflé de fidélité à Luther, à St-Paul, voire à Chris lui-même. Échec terrible et lamentable retour en arrière, pensons-nous. Eh bien non, en réalité c’est un progrès. Rappelons-nous en effet que c’était notre cause que nous servions, menant, au sein de nos organisations à nous et selon nos tendances personnelles, notre propre combat. Nous la tenions en main, et, ce faisant, nous la réduisions à la mesure humaine et la chargions de toute l’impureté et de la superficialité inhérentes à notre condition d’homme. Maintenant elle nous est reprise et la voilà placée sous le signe de la gravite suprême. Car le temps est venu de la décision : Dieu vient.
Depuis bien longtemps déjà nous pensons qu’à la différence des choses de ce monde le Royaume de Dieu ne progresse pas en ligne droite, pas à pas, d’une étape à l’autre par victoires successives, mais au contraire au travers de luttes sans cesse plus acharnées, par voie de dissociation, et par des révélations d’en-haut. Autrement dit, par l’entrée en jeu des forces qui lui sont contraires aussi bien que par la manifestation de sa propre essence. Il apparaît misérable et sans force au regard de la grandeur visible des forces humaines ou démoniaques, tel « l’agneau immolé dès le commencement du monde » au regard des tigres et des lions. Mais nous savons aussi que l’aggravation de la lutte annonce la victoire de Dieu, que l’impuissance du divin constitue sa plus grande force, et que l’agneau l’emporte sur le lion. C’est à la lumière de ces certitudes que nous voyons les évènements en cours. Dieu y est au travail, préparant l’instauration de son Royaume. Effrayant déploiement du militarisme, lié aux mille et une formes du culte de Wotan et de César, sauvages prétentions d’un despotisme renouvelé, dramatique retour d’une religion à tout faire, tout cela est promesse, dans le divin paradoxe. Car il y a là tout à la fois une révélation définitive de ces forces néfastes, et un jugement porté contre elles. Ce qui nous attend au-delà c’est une passion nouvelle de la paix et de la liberté, c’est le désarmement et le socialisme selon Jésus-Christ, c’est Christ lui-même et son [15] Royaume, je veux dire une connaissance nouvelle de la vérité qui est en Christ et une nouvelle structure de son œuvre parmi les hommes. C’est lui qui au travers de ces douleurs d’enfantement va venir. Toutes les décisions antérieures tendaient à cette fin et trouvent ici leur accomplissement : cette trahison déguisée à l’égard de Christ par laquelle on substitue à la cause du Dieu vivant celle d’un peuple, d’une église ou d’un quelconque individu, cette terrible défection et dégénérescence du christianisme traditionnel qui emplit de tristesse et d’effroi un si grand nombre d’âmes, ce sont là les voies mêmes de la nouvelle percée de Dieu. Au lieu et place de la « religion » avec toutes ses histoires. Au lieu et place d’un St-Paul ou d’un Luther qu’on a affublés de lambeaux d’étoffe taillés dans le manteau de l’Antéchrist, voici Jésus, le Christ, qui parachève l’œuvre des prophètes. Et avec lui éclatent à nouveau dans le monde la puissance et la gloire du Dieu vivant, notre Père.
Voilà ce que j’entends quand j’affirme à l’encontre de tous les doutes et de tous les découragements que « le salut est maintenant plus près de nous que lorsque nous avons commencé à croire ». C’est la le divin paradoxe de notre situation que, quand tout paraît perdu, tout est gagné au contraire. Tandis qu’à travers luttes et souffrances nous travaillions pour notre cause, sans pouvoir aboutir, Dieu l’a prise en main, en a fait sa cause à lui, et s’est mis à la mener à sa manière, vraiment « miraculeuse ». Dans le moment où elles se dressaient avec le maximum d’insolence, Dieu précipite les idoles dans le néant ; et c’est d’abord le mammonisme et la violence, mais c’est aussi le nationalisme et l’orgueil des techniques. Alors, découvrant avec saisissement le divin paradoxe, nous crions, dans la tourmente même de la course aux armements, les paroles d’allégresse du Psaume 46, né certainement d’une situation analogue à la nôtre : « Venez, contemplez les œuvres de l’Éternel, les ravages qu’il a opérés sur la terre ! C’est lui qui a fait cesser les combats jusqu’au bout de la terre ; il a brisé l’arc, et il a rompu la lance, il a consumé par le feu les chars de guerre. Arrêtez, et sachez que je suis Dieu. » Oui, c’est Dieu lui-même qui, de sa manière paradoxale, établit sous nos yeux la paix et la justice, et son Royaume.
⁂
C’est en ce sens que le salut est plus près de nous que quand nous commencions à croire. Aussi nous est-il donné de nous réjouir au sein même des obscurités et des détresses du temps, alors que nous sommes en butte à des attaques multipliées. Dieu vient, Christ est en chemin. Voir ainsi les choses ne nous autorise évidemment pas à nous décharger sur Dieu seul du soin de sa cause, pour nous reposer quant à nous, d’une manière fausse [16] et paresseuse, sur le mol oreiller de la piété. Bien au contraire : c’est cette vision qui va stimuler notre activité. « Dépouillions-nous donc des œuvres des ténèbres, et revêtons-nous des armes de la lumière. » Nous savons du reste que la promesse du Dieu qui seul agit vraiment ne vaut que dans la mesure où des hommes la comprennent et la concrétisent dans l’obéissance de leurs actes. Nouveau paradoxe divin : nous ne commençons à travailler avec énergie que parce que nous le pouvons faire avec assurance ; et nous y apportons un zèle extrême et d’ailleurs absolument paisible du seul fait qu’il nous est fait une large confiance. Notre effort est de telle sorte que, pour le mener, nous ne nous appuyons que sur la force de Dieu, seule capable de braver les démons, et qu’en nous et par nous notre œuvre devient toujours davantage son œuvre à lui, et comme telle invincible. Car quiconque combat contre Dieu est déjà jugé. Et ce nous est une chose bien connue, n’est-il pas vrai ? que rien ne saurait purifier, renforcer et rendre victorieuse une sainte entreprise comme les douleurs imposées par son service.