L’Agneau qui a été immolé dès la fondation du monde (1935)

Et tous les habitants de la terre adoreront la Bête, tous ceux dont les noms ne sont pas écrits dans le livre de vie de l’Agneau, qui a été immolé dès la fondation du monde.

Apocalypse 13,8 (1)

Au sein du terrible combat qui oppose de nos jours le bien et le mal, la cause de Dieu et les puissances absolument déchaînées du monde et de l’enfer, il nous faut bien constater que ces dernières l’emportent sur les autres. Mieux organisées, elles forment un front unique plus solide. Elles montrent aussi plus d’énergie, de passion, de détermination, plus de discipline même. On ne peut s’empêcher de leur reconnaître quelque chose comme du caractère. Elles s’engagent à fond pour atteindre leur but. Leurs champions ne manquent pas d’une certaine grandeur dans le mal. N’est-il pas hautement significatif que, dans l’Enfer de Dante comme dans celui de Milton, Satan en personne, l’incarnation suprême du mal, soit une figure grandiose et presque fascinante ? C’est bien pourquoi les suppôts du Malin forcent l’admiration, non seulement de ceux qui sont déjà leurs adhérents ou en passe de le devenir, mais de beaucoup d’autres encore qui sont et restent leurs adversaires.

Ceux-ci, il est vrai, sont trop souvent chétifs et débiles, incertains et partagés, au point d’en être paralysés. Comparée au caractère étrangement organisé, unifié et décidé de l’ennemi – tel du moins qu’il se présente ; le moment n’est pas encore venu de nous demander si c’est réalité ou simple apparence – la cause du bien et de la justice se montre désunie, trouble, nébuleuse. Tout ce qu’on entreprend de ce côté porte la marque de je ne sais quelle langueur, de l’irrésolution ou déjà de l’échec. On commet des fautes énormes qui tournent au triomphe diabolique de l’adversaire.

Et ce qui est vrai du grand combat du bien et du mal, de Dieu et du monde, qui se déroule sur la scène de l’histoire humano-divine, ne l’est pas moins dans le domaine de la vie individuelle et privée. Ici encore le mal montre plus de sève, plus de force, plus de passion ; et en face de lui le bien fait piètre figure. Sans cesse le mal triomphe et le bien éprouve de nouvelles défaites. Ainsi en est-il dans la lutte qui se poursuit au creux de nos consciences et jusqu’au cœur même de notre vie morale. Le bien semble sans avenir : ni énergie, ni victoire.

Tout cela, on l’éprouve de nos jours d’une manière particulièrement émouvante. Comme elles se sont effondrées sous l’assaut du Malin, comme elles ont perdu toute consistance et toute combativité, comme elles se montrent honteuses, les puissances qui servaient, sinon le bien pur, du moins le mieux ! Comme ils se sont montrés faibles, infidèles, mesquins et sans caractère, les chefs et autres champions ! Comme il tremble, ce monde qui reste plus ou moins soucieux de justice, devant l’énergie et la brutalité des tenants de l’autre ! Comment la Société des Nations pourrait-elle disposer de la moindre vigueur pour assurer le Droit et la paix, et pour protéger un peuple faible contre les brigandages d’un plus fort ? Ah, si le bien et ses servants avaient de la force, ce serait aisé. Mais ils n’en ont point. Voyez-les dans leur terreur et leur désarroi, tout infectés et perclus de mobiles égoïstes, incapables d’agir et privés de vision du fait de la petitesse de leurs sentiments. Ici, point de chef au grand caractère, brûlant de passion pour la cause et prenant position pour elle sans réserve, à la vie à la mort. Aussi les méchants en profitent-ils pour enfoncer le coin. Ils se montrent supérieurement habiles. Ce sont des maîtres. Et l’on peut faire la même observation en d’autres secteurs du champ de bataille où s’affrontent les esprits. Ce sont les meilleures causes qui sont relativement le plus mal défendues, au point qu’on pourrait presque en faire une loi : plus la défense est mauvaise, plus la cause est bonne. Je ne crains pas d’avancer ici, comme l’exemple le plus frappant, ce que la terre a connu de plus grand, je veux dire la cause de Jésus, Jésus et ses douze disciples. Quelle médiocrité chez ceux-ci, quelle incompréhension, quelle lâcheté ; et cette infidélité qui alla jusqu’à la trahison ! Inconcevable en vérité ! Et pourtant ce que nous observons ici avec stupeur à propos des choses suprêmes se répète exactement dans la même ligne à propos de questions moins importantes, encore que considérables aussi. Comme ils sont apathiques, indécis, égoïstes souvent, les adhérents et même les leaders des causes les plus saines, voire même les plus grandes ; et comme au contraire ils sont zélés, prêts au sacrifice et passionnés, les champions de toutes les causes les plus incertaines et les plus médiocres dans leurs mobiles et dans leurs fins. Il semble que le bien soit entièrement perdu. Chétif et misérable ce qu’il y a de meilleur. Mais le militarisme, mais l’État dont il est l’âme damnée, mais le capitalisme, et encore la prostitution, et l’alcoolisme, et les stupéfiants, quelle puissance, quelles organisations gigantesques ! Et de quels formidables moyens d’action ne disposent-ils pas : l’argent, la radio, la presse, la frénésie des sens, et avant tout l’inertie et la sottise des masses ; mais aussi – et c’est bien le pire – tout ce qui est saint, tout ce qui vient de Dieu, astreint à servir le mal et transformé en idole. Et nous là-devant : petite troupe méprisée et sans défense !

Que faire alors ? Renoncer, cesser la lutte ? Beaucoup s’y résignent. Prendre fait et cause pour le bien et escompter sa victoire, prendre position du côté de Dieu pour combattre ses adversaires, est-ce que cela a encore un sens ? Nombreux sont ceux qui abandonnent.

Tandis que je méditais ainsi – et certes le temps présent s’y prête, je n’ai guère besoin de le souligner – un signe m’est apparu comme à nouveau, qui me console et me fortifie. Il ressort merveilleusement de l’Apocalypse. Au milieu des puissances déchaînées et triomphantes de ce monde et de l’enfer apparaît… l’Agneau, l’Agneau qui a été immolé, faible, sans défense, et méprisé. Et il remporte la victoire. Vers lui montent les chants de triomphe du Royaume de Dieu, à lui sont l’honneur et la louange aux siècles des siècles, à lui « l’Agneau qui a été immolé dès la fondation du monde. »

Qu’est-ce à dire ?

Ceci : que tels furent de tout temps, « dès la fondation du monde », le sort du bien, le destin de la cause de Dieu parmi les hommes, l’histoire ici-bas de ce qui vient d’En-Haut. Sans cesse, l’Agneau fut immolé. Jamais il n’eut grande et puissante apparence comme les puissances du monde et de l’enfer, jamais il ne fut célébré dans les journaux ou protégé des grands et des riches de la terre ; mais, selon la loi indiquée ci-dessus, il fut, justement dans ses manifestations les plus hautes et précisément dans la mesure de sa grandeur et de sa fidélité à servir la cause et la pensée de Dieu, sans éclat, méprisable, à peine visible. Il fut immolé. Le monde le foula aux pieds. Il fut offert en sacrifice. Mais c’est pourquoi aussi il fut victorieux. C’est pour cela même qu’en définitive la victoire, l’honneur et la magnificence allèrent à l’Agneau et non au Dragon en sa fausse splendeur divine. La croix de Golgotha en est le signe saisissant. Aussi celui qu’on y cloua est-il par excellence l’Agneau, encore qu’il incarne également cet Agneau qui avant lui fut immolé dès la fondation du monde, et qui sera immolé jusqu’à ce que ce monde ait fait place à un autre monde.

C’est là le plus profond et le plus auguste mystère de l’Histoire. Aussi l’Agneau apparaît-il dans ce chapitre 53 d’Ésaïe où tout d’un coup la croix se dresse au milieu de la prophétie. Mais, si puissante est sa signification dans l’Apocalypse de Jean que nul ne s’y montre capable et n’y est jugé digne d’ouvrir le livre des révélations de Dieu, sinon lui, l’Agneau. Mystère suprême, cette souffrance pour le bien qui lui ouvre les voies du triomphe : voies longues, escarpées, pierreuses, voies du sacrifice couvertes de traces de sang, voies de la souffrance vicaire du juste pour les injustes, voies de l’expiation du Serviteur de l’Éternel, dont la croix du Fils de Dieu-Fils de l’homme est l’expression dernière. C’est ici qu’apparaît le signe et que se dévoile le mystère des voies de Dieu au travers de l’Histoire entière, détails compris. Ici est le chemin de la victoire.

Une loi, ai-je dit. Il n’en saurait être autrement. Si le bien faisait grande figure, selon le train de ce monde, et se montrait plus puissant que le mal, s’il apparaissait tel que nous le souhaiterions et que nous voudrions l’arranger, c’est qu’il serait du monde et non de Dieu, c’est qu’il ne serait plus le bien. Aussi doit-il prendre l’aspect de l’Agneau, être pauvre, et faible, et sans aucune puissance. Ne nous laissons pas égarer, ne perdons point courage. Nous sommes moins bien organisés, nous n’avons pas les moyens dont les autres disposent avec tant d’aisance et d’assurance, nous sommes misérables et sans défense ? Soit, c’est notre force et notre victoire : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort ». Ordinairement utilisé pour les seules situations personnelles, le mot de l’apôtre s’avère juste ici encore. Car c’est Dieu qui est à l’honneur : faiblesse de l’homme, force de Dieu. Tel est le mystère du bien. Quand nous servons sa cause, ce n’est pas par nous qu’il l’emporte, mais bien malgré nous. Malgré notre débilité, nos hésitations, notre indolence. Du sein de cette faiblesse et de cette nonchalance, il se dresse dans la toute-puissance de Dieu. L’Agneau demeure vainqueur. Et de cette vérité, la petitesse du groupe des disciples et l’exiguïté de la cause de Jésus dans les commencements, l’abandon des premiers disciples comme leur nullité humaine et spirituelle, sont les puissants symboles et la Croix en est l’affirmation suprême.

Pour ce qui est du malin, c’est l’inverse qui se produit. Son mystère s’élucide pareillement. Pourquoi a-t-il cette vigueur, cette résolution, cette grandeur ? Précisément parce qu’il est mauvais, parce qu’il est du monde et non de Dieu. Il lui faut tout tirer de son propre fonds. Aussi doit-il bander à l’extrême toutes ses énergies, se ramasser et se concentrer, s’organiser avec vigueur. Tous les moyens lui sont bons : l’argent, le plaisir, le mensonge, et avant tout la violence. Il se sent menacé et n’a plus de repos ni jour ni nuit. Il se donne tout entier à son action, car il ne peut se sauver, si du moins il y a un salut, qu’au prix des derniers efforts. En fait, – et voici la réponse à la question que nous nous posions dès le début, – sa force, son unité, sa résolution, son organisation, que sais-je ? son abnégation et sa sagesse, tout cela n’est qu’apparence ; en réalité, il est intérieurement impuissant, divisé, en conflit avec soi-même, chaotique, et foncièrement égoïste, et stupide. En un mot, sa faiblesse est sans limites.

Tout au contraire, le bien peut se passer de cette contention. Il n’est pas seul à l’œuvre. Il n’a nul besoin de l’extraordinaire mise en scène de l’autre, car il a l’intime assurance de sa toute-puissance. Pourquoi s’enfler ? Il est grand. Pourquoi mentir ? Il est la vérité. Pourquoi recourir à la violence ? Dieu réussit dans la liberté. Nul besoin de s’organiser : c’est tout fait ; ni de chercher une unité artificielle : l’unité existe. Il peut même souffrir la dissension, car il s’agit ici de la vérité avant tout, et non de la force. Bref, il peut-être faible, puisque Dieu est fort. Au sein même de la lutte contre le mal, contre les ardeurs des appétits naturels et les passions de la chair, il ne lui est nullement nécessaire de se travailler d’un effort contraint et méthodique, et de se donner soucis, chagrins et tourments ; car il y a un miracle de la grâce, qui doit être saisi par la foi. Il n’a pas à trembler devant la domination de la chair : un milligramme de la force neuve de Dieu l’emporte sur tous les Himalayas du monde.

Ainsi la faiblesse du bien fait sa force et sa victoire, comme la force du mal sa faiblesse et sa défaite.

Mais quoi, dira-t-on, as-tu l’intention d’excuser les manquements et le péché dans le service du bien, voire même d’y pousser ? Ne sais-tu donc rien des défaites, des catastrophes, des tragédies où l’ont entrainé les défections de ses défenseurs ?

À cela, deux réponses. D’abord, on comprendra aisément ce que je veux dire : j’entends seulement exprimer une vérité consolante, non point formuler une règle. Bien sûr, nous devrions, si nous voulons servir le bien, surclasser les serviteurs du mal jusque dans le domaine de leurs propres qualités. Les enfants de lumière devraient non seulement être « à leur manière » plus sages que les enfants de ce siècle ne le sont à la leur (2), mais même se montrer plus unis, plus résolus, plus vigoureux, plus prompts au sacrifice. Naturellement à leur manière, selon Dieu, et non en l’éliminant ou en fuyant devant lui. Ce serait atteindre aux cimes. Nous devons avec une sainte gravité nous sentir tenus d’y tendre nous-mêmes. Et quand bien même on en serait loin, il ne faut pas perdre courage. Au lieu de sombrer dans l’angoisse à constater le petit nombre de ceux qui suivent ce chemin, il faut nous accrocher à cette parole : « Ne crains point, petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume ». Ce sont ces quelques-uns qui soutiennent l’ensemble. C’est cette poignée de fidèles qui souffre pour la multitude des autres et à sa place, et qui, ce faisant, crée, ou peut-être plutôt : permet le mystère de la victoire.

Ma seconde réponse et le dernier mot de tout se trouvent contenus dans ce qui précède. L’Agneau est vainqueur. Mais seulement en tant qu’immolé, en tant qu’il s’offre en sacrifice. Et voilà désignée la force explosive qui fait sauter le monde. La plus grande puissance de victoire dans l’Histoire entière, c’est le sacrifice. Là où fut le sacrifice, là était déjà la victoire. Partout ; même si, en bien des cas, aucune relation historique n’en rend compte. Dès la fondation du monde et jusqu’à la fin du monde. Jetons un regard sur l’Histoire qui nous est connue : le sacrifice d’un Jérémie, pour nous en tenir à lui, fait la victoire de sa prophétie ; le sacrifice d’un Jean Huss continue d’agir jusqu’à nos jours ; le sacrifice de Christ a vaincu le monde. Le sacrifice vainct toujours, toujours l’Agneau l’emporte. C’est pourquoi le bien, et ceux qu’il anime, doivent passer par le sacrifice au cours de leur lutte, en apparence sans issue, contre la violence écrasante du mal. C’est là leur arme, mais elle est toute-puissante. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de donner sa vie ou de se dépouiller de biens précieux, mais, dans le combat pour la gloire de Dieu, de le laisser agir, Lui, en soi et hors de soi, et de lui rendre l’honneur et la louange. Donc, de mettre en lui son entière confiance. Par conséquent, ne pas chercher le succès dans l’organisation ou dans je ne sais quelle autre combinaison humaine, bien qu’elles puissent naturellement se justifier aussi dans une certaine mesure. Ni dans des méthodes ou autres artifices. Mais surtout pas dans les seuls moyens du monde ; car là sont le nombre, l’argent, la diplomatie, et d’abord la violence. Il s’agit de laisser opérer l’Esprit, la vérité, la liberté, l’amour. Ce qui implique une humilité dûment avertie que, dans le combat intérieur comme dans les luttes du monde, ce n’est pas nous qui œuvrons. Ce qui signifie la victoire sur ce moi qui n’en finit pas d’avoir raison et qui cherche toujours à se mettre en avant. C’est donc aussi la création de l’unité dernière dans la liberté. C’est la vérité et c’est l’amour ; tous les deux, non plus l’un des deux : servir la vérité par amour. Et tout cela requiert des confesseurs et des témoins qui acceptent d’être méconnus, solitaires et abandonnés des hommes et même de Dieu, abandon suprême mais suprême présence aussi du Dieu qui remporte là sa grande victoire.

Voilà qui nous console de la pauvreté et de la faiblesse de tout ce qui est de l’ordre du bien. Cet élément du sacrifice, le plus sacré des éléments, la plus efficiente des forces explosives, le germe de vie le plus vigoureux, il nous faut l’insérer dans notre lutte pour le bien et pour la justice, pour la cause de Dieu et de l’homme ; et dès lors, quelle raison de redouter la suprématie du mal, qu’un simple mot peut abattre ? Nul orgueil dans cette assurance, ni aucun activisme ; tout simplement, tout humblement, de la fidélité, jusqu’à la mort. Et cela signifie une fidélité totale allant aussi loin que l’on peut aller dans cette voie ; autant dire un abandon complet à la fidélité du Dieu qui fait notre propre fidélité et qui nous mène au sacrifice. Toute victoire devient alors certaine, dans les grandes choses comme dans les petites, sur le champ de bataille du monde comme en nous-mêmes. Tenons-nous en à cette fidélité de Dieu. Sans doute, elle constitue toujours une manière de miracle. Mais c’est bien pourquoi elle donne la victoire à l’Agneau !

« Ici se montrent, déclare le second verset après le nôtre, la patience (littéralement : la persévérance) et la foi des saints ». En d’autres termes, c’est ici l’attitude normale de ceux qui sous la bannière du Royaume de Dieu osent entrer en lutte avec le monde, en suivant Jésus-Christ. Et c’est ainsi que de l’impuissance on passe à la toute-puissance, l’Agneau annonçant le Lion. Aussi est-il dit en un autre passage de l’Apocalypse, qui doit nous servir de mot d’ordre au moment d’entrer plus avant dans le combat aujourd’hui engagé : « Voici, il a vaincu, le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David. » (3)


(1) Lire aussi les chapitres 5 à 7.

(2) Luc 16,8

(3) Apocalypse 5,5