Le gage de notre espérance (1932)

Dieu est fidèle. Il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces.

1 Corinthiens 10,13

Admirable expression : « La fidélité de Dieu » ! Et quel roc pour la foi. C’est déjà la fidélité qui couronne les affections d’ici-bas. À plus forte raison sert-elle de couronnement à l’amour de Dieu. Et si la simple fidélité humaine est une merveille, celle de Dieu est la merveille des merveilles.

La preuve de sa réalité ? C’est qu’elle tient ce qu’elle promet. Et cette assurance nous est plus nécessaire que le pain quotidien. Souvent une promesse nous est faite : Dieu nous a adressé un appel, montré un chemin, destiné une tâche, et il y a joint une promesse. Aucun doute, c’était bien lui. Alors, obéissants, nous nous sommes engagés sur le chemin en question et avons entrepris la tâche. Et voilà que la promesse tarde à s’accomplir et que le chemin semble bel et bien ne mener nulle part. Aurions-nous été dupes en faisant confiance à ce qui était promis ? Et tout-à-coup cette inquiétude en fait lever une autre, pire : le chemin, nous serions-nous aussi trompés à son sujet ? N’aurions-nous reçu de Dieu ni appel, ni ordre véritable ? N’aurions-nous pas tout simplement suivi les rêves de notre cœur, peut-être troublé par d’impurs éléments ? À quel homme, même parmi ceux qui ne vivent pas exclusivement pour eux-mêmes, n’est-il pas arrivé d’être induit par de telles questions dans la tentation de tout abandonner ? Car il s’agit bien d’une tentation, et, si nous y succombions, aussitôt s’évanouiraient chemin, tâche et promesse.

Contre la tentation et la détresse de pareilles heures il n’est pas de meilleur bouclier que la foi en la fidélité de Dieu. « Non, c’était lui, et malgré tout c’est bien encore lui ! C’était vraiment sa parole, son appel et sa promesse. Repose-toi dans cette certitude et va ton chemin, si obscur et vide d’espérance qu’il puisse t’apparaître. Dans ces rudes chemins où retentissent la plupart du temps les ordres de Dieu – on en a moins besoin sur les larges routes de la plaine ! – il n’est pas toujours possible d’y voir très clair. Avance, tu retrouveras le soleil. Et si même tu ne devais plus jamais le voir, si l’obscurité devait aller grandissant, comme par exemple sur le chemin d’un Jérémie, rien encore ne te permettrait de conclure que ce n’est pas là le chemin de Dieu, et que ce n’est pas lui qui t’y a engagé. Même alors, en vérité, la promesse demeurerait, inébranlable. Dieu est fidèle, il tient parole. Reste seulement fidèle, toi aussi. »

Pour l’âme harcelée par la tentation du doute, cette assurance forme donc le plus solide bouclier. Mais voici que se dresse devant elle un obstacle quasi inévitable, une angoisse se saisit de nous et menace de nous briser. « Reste seulement fidèle » ? trop tard hélas ! fidèle, je ne le suis pas resté. Je n’ai pas suivi avec une entière obéissance le chemin qui m’était tracé ; j’ai hésité, rêvassé, erré, j’ai fait des faux-pas. Je n’ai pas rempli ma mission comme il convenait. J’ai obéi à la passion humaine plus qu’à la voix divine. J’ai recherché les fleurs et les fruits du bonheur au lieu de donner tous mes soins à la tâche qui m’était confiée. Je me suis laisse détourner par le mirage du péché.

N’ai-je pas ainsi perdu mon chemin, négligé ma tâche et anéanti la promesse de Dieu ? Dieu peut-il garder la foi aux infidèles ? N’est-il pas un Dieu sévère, jaloux, inexorable ? Maintiendrait-il la charge, où manque l’obéissance ? »

Dans ces heures de tentation, où l’angoisse monte de moment en moment, l’homme, s’il persévère, apprend à connaître ce qu’il faut bien appeler le miracle de la fidélité de Dieu, découvrant en même temps la réalité dernière de toute fidélité : Dieu garde la foi aux infidèles. C’est même en cela qu’il est fidèle, car si l’on garde aisément sa fidélité à qui vous est fidèle, il en va d’ordinaire tout autrement à l’égard de qui vous abandonne. Pourtant, même humaine, il n’y aurait aucune véritable fidélité, si la première difficulté provoquait sa défaillance ; il faut bien le dire, la fidélité humaine est toujours bien imparfaite, étant sans cesse rognée par les infidélités tantôt grossières, tantôt plus subtiles, auxquelles elle se heurte ; s’ils se laissaient paralyser par cet élément d’infidélité qu’ils rencontrent chez les autres, comment époux, parents et enfants, frères et sœurs, amis, pourraient-ils demeurer fidèles ? En définitive, c’est en face du plus grand péché que s’affirme la plus grande fidélité. Et c’est un miracle.

Or infiniment plus grand encore est le miracle de la fidélité de Dieu. Elle nous saisit et nous soutient, même infidèles. Pour son œuvre, elle sait tirer parti de ce matériel sans valeur, sa promesse ne fait pas défaut. Elle se réalise, surabondante, par-delà toute espérance et toute attente pourvu que toi tu restes fidèle, c’est-à-dire que tu n’abandonnes pas Dieu, pourvu que, dans l’humiliation et la repentance, mais aussi dans la foi tu fasses ton refuge de son cœur paternel, pourvu que, revenant de tes égarements, tu prennes la résolution de le servir lui seul et de marcher à ses côtés sans chercher de nouvelles sécurités ou t’attendre à ta propre justice, mais plein d’une confiance renouvelée en sa fidélité.

La main du Tout-Puissant écarte de ton chemin l’obstacle de ta faute. Il dissipe les terreurs du jugement. Tu poursuis ton chemin, infidèle mais croyant à la fidélité, coupable mais lié à Dieu par ta faute même et son pardon. Répétons-le : la fidélité de Dieu passe toute compréhension ; ce n’est que dans les larmes que tu pourras l’adorer justement. La promesse s’accomplira si grandiose qu’en vérité elle ne sera plus une promesse, mais le miracle incompréhensible de la souveraine miséricorde. Dieu tient ce qu’il promet, et donne bien au-delà. Sois seulement fidèle ; Dieu l’est, lui.

Bien plus encore que pour notre vie individuelle, il semble que de nos jours l’affirmation de la fidélité de Dieu nous soit indispensable pour les affaires de son Royaume ou, plus simplement, pour la cause du bien dans le monde. Les deux choses se tiennent d’ailleurs. Ici encore nous pensons avoir reçu de Dieu une ferme promesse.

D’abord et par-dessus tout, la promesse de son Royaume lui-même ; il viendra et s’établira en triomphe, il constitue le sens même et le but de l’Histoire. Mais nous croyons en outre avoir reçu de Dieu la promesse qu’une nouvelle irruption de ce Royaume se prépare en notre temps déjà, et nous l’attendons sur des points déterminés : nouvelle justice sociale, ordre pacifique de la communauté des peuples, réhabilitation de l’homme et régénération de la société, rayonnement d’une connaissance et d’une expérience renouvelées du Dieu vivant, bref une civilisation nouvelle, et plus encore un monde nouveau.

Nous serions-nous trompés ? Certes, on pourrait souvent le croire. Grande est la tentation de mettre en doute la promesse, ici encore. Ces chemins-là ne conduisent-ils pas à l’abîme ? Où en est aujourd’hui le socialisme ? Ne va-t-il pas s’effondrer, peut-être avec le capitalisme, après une série de catastrophes ? Et la lutte contre la guerre ? Est-ce que de partout, voire même du socialisme, ne monte pas un nouveau militarisme ? Où en est la démocratie ? Est-ce que les dictatures, du fascisme au bolchevisme, ne la bafouent pas ouvertement ? Où chercher le monde nouveau, où le Royaume de Dieu et son gouvernement ? Est-ce que de tous côtés nous ne voyons pas les anciennes puissances des ténèbres, mal camouflées sous des formes modernes, escalader à nouveau l’horizon ?

Ainsi parle la tentation à beaucoup de ceux qui croyaient avoir entendu un appel de Dieu et reçu de lui une promesse sûre. Et beaucoup succombent. D’autres, sans abandonner, n’en sont pas moins affaiblis par le doute. Et, sur ce plan encore, si tous se laissaient ainsi aller, le chemin serait bien vite perdu, la tâche négligée et la promesse anéantie. Ce qui aurait pour effet d’entraîner en même temps la disparition de toutes les valeurs et espérances sociales ou individuelles.

Contre cette tentation-là, notre bouclier c’est encore la parole qui dit la fidélité de Dieu. Et nous nous y cramponnerons.

Oui, toutes ces grandes choses, c’est bien Dieu qui nous les avait promises. Mais voici les adversaires qui se déchaînent : « Démocratie, socialisme, pacifisme, clament-ils, ce sont là les enfants du dix-huitième et du dix-neuvième siècles, leurs funestes erreurs, les fruits de l’ « ère des lumières », et encore : les folles prétentions d’hommes qui jouent les titans, l’illusion de l’autonomie humaine, et autres sarcasmes à la mode ». Stupides bavardages d’une réaction à courte vue qui frappe autour d’elle avec des armes empruntées à l’arsenal de l’Histoire et qui méconnaît, ce faisant, la vivante réalité de Dieu et l’exigence de l’heure qu’il a préparée ! Alors, c’est nous, les enfants des dix-huitième et dix-neuvième siècles, nous qui en avons si indiciblement souffert, qui ne sommes venus à bout de leur esprit qu’au prix de luttes et d’efforts infinis, qui sommes parvenus à concevoir et à attendre un monde nouveau du fait même de l’opposition que nous faisions à leur idéologie ; nous qui avons commencé par combattre contre le matérialisme, et le naturalisme, et le mécanisme du dix-huitième siècle pour pouvoir aboutir à l’esprit, à l’âme, à la liberté, allant de l’avant sur la voie où sont entrées depuis lors la science et la philosophie modernes ; nous qui, contre le mammonisme, l’atomisme et le militarisme du dix-neuvième siècle affirmons ou plutôt réaffirmons Dieu, la communauté, l’humanité ! C’est nous, voyez-vous ça, qui sommes des songe-creux arriérés ! Eh bien non, notre certitude est inébranlable comme le roc : celui qui nous a dit ces choses, c’est bien le Dieu vivant qui est aussi, je pense, le Dieu de notre temps. C’est lui qui nous a octroyé la promesse de sa nouvelle venue, qui nous a fait voir les voies de son accomplissement, et qui, nous assignant une tâche, nous a aussi poussé dans le chemin où nous cherchons à nous en acquitter. Enfants des dix-huitième et dix-neuvième siècles. ces mouvements et ces promesses ? Allons donc. Ils sont issus du Royaume de Dieu. C’est de sa parole, de la Bible, qu’ils ont toujours tiré et tirent à nouveau leur inspiration. Rousseau n’a rien à voir là.

Dieu est fidèle. Il tient parole. Ces mouvements de réaction – et ceux de la théologie comme les autres – ne sont que des intermèdes. Leurs protagonistes ne comprennent rien à la vivante réalité actuelle. Ils comprennent peut-être le sens du moment qui passe, mais ne savent comment l’insérer dans la trame de l’Histoire. Leurs tentatives forment des périodes d’arrêt, et comme telles se justifient en quelque mesure : le passé eut aussi sa vérité, il faut aux mouvements orientés vers l’avenir des temps de halte et de réflexion, d’approfondissement et de purification. C’est par le jugement qu’il leur faut aller à la grâce. Fascisme, bolchevisme, militarisme nouveau, pessimisme théologique, autant de digues qui arrêtent le flot des mouvements aujourd’hui nécessaires que Dieu a suscités ; mais c’est afin qu’il gagne en force, se concentre, se clarifie, et qu’à son heure, qui du point de vue de l’Histoire comme de celui du Royaume ne saurait tarder, il jaillisse à nouveau impétueusement. Vainqueurs et tout-puissants, le socialisme, la démocrate, le pacifisme, et tout ce qui va avec eux, un jour resurgiront, peut-être sous d’autres noms et certainement sous d’autres formes, non plus sous les aspects accidentels que l’Histoire leur impose et où nous les voyons aujourd’hui engagés, mais avec leur sens dernier et leur être réel, dans leur conformité à la pensée de Dieu. Des profondeurs divines, ils surgiront, quand l’heure sera venue, rajeunis et sanctifiés.

Bien plus, ils ne seront que la surface et comme l’écume d’un mouvement bien plus vaste, qui sera l’évènement suprême : Dieu lui-même descendra, son Royaume fera irruption avec la puissance de miracle qu’il dégage. Et tout cela dépassera en magnificence tout ce que nous avions compris de la promesse. Le drame gigantesque de notre temps, l’effondrement des idoles et la catastrophe de toutes les créations humaines, y compris religions, églises et théologies, la dislocation du monde actuel, le désir passionné et la ferme attente du monde nouveau, comment réduire à quelques pensées de réaction et de restauration le sens de tout cela. Non, Dieu travaille puissamment à introduire son Royaume pour créer le monde nouveau. Son règne vient. C’est lui qui l’a promis, et il est fidèle. Soyez seulement fidèles, vous aussi.

Mais de nouveau, sur ce plan aussi, le doute vous assaille, et avec lui la tentation. L’infidélité n’a-t-elle pas fait des siennes encore une fois ? Socialisme, pacifisme, démocratie et autres mouvements sont-ils sans péché ? Ne se sont-ils pas souvent trompé de chemin ? N’ont-ils pas quelque peu néglige leur tâche ? Ne se sont-ils pas éloignés de Dieu et, par là, de leur nature vraie ? Au jugement de l’Histoire, n’ont-ils par fait leur temps ?

Non, car ici encore l’affirmation de la fidélité de Dieu, en face même de notre infidélité à nous, garde toute sa valeur. La patience de Dieu est grande. Il abandonne d’abord les mouvements humains à eux-mêmes : ne faut-il pas qu’ils passent par le jugement ? Puis il les rétablit. On les voit refleurir, peut-être sous de nouveaux noms, peut-être sous de nouvelles formes ; mais ce sont bien eux qui reviennent, ces enfants de son Royaume. Purifiés par la mort et approfondis par l’expérience de l’Histoire, ils revêtent une nouvelle grandeur et une plus haute noblesse. Ce qui en faisait le défaut, devient bénédiction. Autre sera le socialisme, autre le pacifisme, autre aussi la démocratie, quand ils auront passés par le jugement, au jour de la résurrection qui vient. Autre sera donc également Dieu pour notre intelligence : elle le verra plus grand et plus admirable, plus saint tout à la fois et plus miséricordieux. Autre sera son Royaume, plus apparent et en même temps plus riche de signification. Mais ce seront toujours notre Dieu et son Royaume.

Ainsi, la miséricorde de Dieu gouverne-t-elle, par la fidélité, l’histoire de son Royaume. Dans sa fidélité, il veut bien supporter l’infidélité, pourvu qu’il y ait des hommes pris individuellement ou en communauté qui ne l’abandonnent pas, qu’on se repente, qu’il y ait un esprit de conversion et que la foi ne défaille point. Mais non, ce n’est pas çà : dans sa fidélité, c’est encore Dieu qui suscite la repentance, provoque la conversion, allume la foi et crée la fidélité. Il est fidèle. Par la foi, soyons-le aussi !

Sans doute Dieu est fidèle et tient généreusement ses promesses, mais il est aussi le Vivant. Ses voies, les devoirs qu’il fixe, les promesses qu’il fait, n’ont rien de rigide et ne se présentent pas d’emblée dans leur achèvement. Sa volonté est en devenir, pour ce qui concerne sa réalisation concrète. Et nous sommes appelés à y prêter la main, élargissant, transformant et nous laissant former nous-mêmes par la tâche. On ne peut donc être fidèle à Dieu qu’en avançant derrière lui et non en se raidissant dans une attitude où l’on s’obéit à soi-même bien plus qu’on ne lui obéit. De même, dans les relations humaines, la fidélité n’est jamais pour nous ou pour les autres un rigide schéma ; elle est bien plutôt une mise de nous-mêmes à la disposition des autres et nous permet ainsi de respecter le développement de leurs droits et les manifestations de leur vocation. C’est justement quand elle évolue dans sa forme selon la volonté de Dieu que la fidélité reste elle-même. Tel est le mode d’action de la promesse divine. Ainsi se manifeste l’admirable grandeur du Dieu qui l’accomplit. Mais évidemment celui-là seul qui demeure fidèle au sein de cette mobilité toute inspirée fera l’expérience totale de la fidélité de Dieu.

La forme suprême de la fidélité divine, en sa grandeur et sa miséricorde miraculeuses, c’est Jésus-Christ. Et la croix, en particulier, si fortement enracinée dans notre terre et atteignant à tous les abîmes de l’âme et à tous les enfers du monde, lui donne une telle fermeté que rien en vérité ne pourra nous en séparer.