Nous étions tous errants comme des brebis, Chacun suivait sa propre voie ;
Et l’Éternel a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous.
Ésaïe 53,6
« Chacun suivait sa propre voie ». C’est assez bien notre cas. Et c’est pourquoi nous en sommes arrivés à la situation actuelle. Chacun ne considère que son propre chemin, négligeant celui des autres, et surtout celui de Dieu.
Que ce soit vrai dans la vie politique et économique, voilà qui saute aux yeux. Les peuples suivent leur propre voie, et chacun la sienne seule. Ils considèrent leur « importance », leur puissance, leur grandeur. Quant aux autres, s’ils ont aussi leur voie et le droit de l’avoir, on n’y pense pas trop. Et l’on pense encore bien moins, si c’est possible, à s’enquérir du chemin que Dieu, Lui, pourrait indiquer. Tout au contraire, on répute sacré l’égoïsme national. Et l’on ne connait rien d’autre qui puisse l’être aussi. C’est ainsi que ceux qui en paroles confessent Jésus-Christ font de lui le prisonnier des étroitesses nationalistes.
Même misère en ce qui concerne la vie économique. Toutes les couches de la population, toutes les classes, tous les partis suivent leur propre voie. Les chefs d’entreprise produisent pour leur seul profit, sans se demander s’il y a le moindre besoin de leur marchandise et encore moins si leur rationalisation technique ne va pas réduire les travailleurs au chômage et à la famine. Naturellement, les ouvriers à leur tour suivent leur propre voie. Alors les deux chemins séparés se rencontrent c’est la lutte de classes. — Le monde agricole n’a cure de la population industrielle et urbaine ; celle-ci voit monter les prix du pain, du lait, des pommes de terre, des fruits, de la viande ; alors elle va aussi son propre chemin sans se soucier des paysans en son cœur et avec sa conscience, quand bien même elle le fait avec sa tête pour des raisons politiques de parti.
Et c’est ainsi partout. Toute la vie a été ainsi engagée en des voies isolées les unes des autres. L’homme, pensant à soi, ne s’est pas préoccupé du chemin de la femme, et c’est à peine s’il imaginait quelle en pût avoir un ; d’où tentation, pour la femme, de ne suivre à son tour que sa propre voie. Même ignorance mutuelle de leurs voies respectives entre jeunes et vieux. Et voici la science, qui a suivi son chemin sans soupçonner qu’il pût en exister d’autres pour atteindre la vérité, sans prendre égard à la religion, à l’art, au monde moral. L’art à son tour, confiné à sa voie, n’a pas su voir l’ensemble de la réalité qu’il lui faut décrire et représenter. Jusqu à la religion qui devint un spécialisme, un domaine réserve, séparé du reste de la vie, au lieu d’être le sel même de la vie entière. Jusqu’à la vie morale qui, suivant sa propre voie, méchant sentier de moralisme, abandonna tout le reste à sa destinée propre.
Ainsi sommes-nous tous devenus errants. La politique a échoué dans le nationalisme, l’impérialisme, et la guerre internationale : la vie économique dans une surabondance de biens accompagnée de misère atroce, dans le capitalisme et la lutte de classes. Hommes et femmes, jeunes et vieux, se sont fait une vie sans signification ni vérité. La science a abouti à la ruine de l’âme et à l’infécondité, l’art au néant de la corruption, la religion à l’anémie et à l’irréalité, la vie morale à la banqueroute. Bref, toute notre civilisation en est arrivée à se dissoudre dans l’atomisme et le chaos. Cela devait être : un chemin séparé de tout autre conduit là.
Tout cela est bien connu. Ce qui l’est moins, mais qui est beaucoup plus douloureux et angoissant encore, c’est que les hommes, mouvements et organisations qui entendent faire front contre les maux nés de cet état de choses, et qui, voulant le bien, la paix et la justice, sont résolus à suivre les voies de Dieu, en fin de compte ne suivent aussi que leur propre voie. Mon parti, mon organisation, mon groupe, ma théologie, mes aptitudes ! Et on ne se préoccupe pas des autres qui pourtant ont mêmes desseins, et dans leur propre voie deviennent des rivaux. On ne se demande pas si l’autre a peut-être un chemin à lui, et nécessaire, où il faudrait l’aider à avancer, au lieu de le gêner et de l’affaiblir. On manque de cet esprit de finesse qui ferait comprendre que tout échec d’autrui vous porte aussi dommage. L’égoïsme rend toujours aveugle et stupide. Et c’est de l’égoïsme, même s’il est raffiné, que d’engager dans un chemin isolé une cause grande et juste à laquelle peut-être on est prêt à sacrifier sa vie.
Aussi tout cela ne mène-t-il à rien. Pas de bénédiction dans ces voies-là. Elles conduisent au néant. Pire encore : trop souvent il arrive que ces différentes voies qui devraient conduire au même but, deviennent occasion d’inimitié, voire d’hostilité ouverte. C’est un bien douloureux mystère que ces luttes cachées ou visibles, où des hommes, des organisations, ou des groupes, remplis du même désir de servir, consument pour s’entre-déchirer beaucoup plus de la force du Bien qu’il n’en est employé pour combattre l’ennemi de la cause commune.
Quel merveilleux développent de toutes les bonnes causes si l’on s’entr’aidait, au lieu de passer, froids et indifférents, les uns à côté des autres, si l’on avait des égards réciproques, si chacun épaulait l’autre dans la lutte ou le travail, et s’adaptait à lui exactement ! Ainsi naîtrait, du chaos même des conflits, où chaque élément devenu autonome se déchaîne contre les autres, un organisme vivant où le corps et les membres se soutiendraient mutuellement. Au lieu de cela, l’égoïsme, qui suit sa propre voie, supprime toutes les autres ; par la faiblesse du tout chaque partie est bientôt paralysée ; l’égoïsme, malédiction pour autrui d’abord, a tôt fait de le devenir pour soi-même. Si chacun est à son propre service, serait-ce dans la plus belle et la meilleure des causes, tous périront.
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D’où attendre le changement ? Où trouver le remède à ce péril suprême ?
Je le trouve dans cette description du Serviteur de l’Éternel, qui forme le centre sacré de toute l’Histoire et qui, annonçant la Croix, a trouvé dans le cinquante-troisième chapitre d’Ésaïe son expression éternelle. C’est, nous le savons, le portrait du Serviteur humble, méconnu, méprisé, injurié, martyrisé, qui prend sur soi le péché des autres, et par là l’efface : « Cependant, ce sont nos souffrances qu’il a portées, c’est de nos douleurs qu’il s’est chargé… Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris ». C’est à lui que s’applique la parole : « Nous étions tous errants, chacun suivait sa propre voie, et l’Éternel a fait tomber sur lui l’iniquité de nous tous. »
On a beaucoup étudié et discuté le sens historique de ce chapitre. L’exégèse ancienne y a vu une pure et simple prophétie relative au Christ, et certainement elle n’avait pas tort, si toutefois l’on n’imagine pas par là quelque prédiction purement mécanique. L’interprétation plus historique n’est pas encore unanime : ce serviteur de l’Éternel livré à la souffrance, est-il un individu – et l’on pourrait y voir le reflet de la personnalité de Jérémie ; ou bien peut-être le peuple d’Israël lui-même, dont le rôle et la vocation dans l’Histoire seraient ainsi exprimés de la façon la plus profonde et la plus élevée ; ou enfin un groupe d’hommes, au sein de ce peuple, réunis autour des prophètes pour porter dans la foi, l’espérance et la douleur, le péché des autres et suivre les voies de Dieu ?
Où est la vérité ? Au fond, ces diverses conceptions sont toutes vraies. Assurément cette page puissante sur les souffrances du Serviteur de l’Éternel constitue, que l’auteur en ait eu conscience ou non, une annonce du Christ et une mention de son œuvre, en particulier de la Croix. Pour ne mettre en lumière que ce seul aspect d’une très riche réalité, c’est lui qui fait converger, rapproche et réunit les chemins divergents des peuples et des hommes. Il est, pour ce faire, la force la plus vigoureuse et en définitive la seule.
À sa vue, immédiate ou non, disparaissent les égoïsmes des peuples, des races, des classes, des partis, des groupes, et des caractères. Il les rappelle puissamment à l’unité perdue. Et le secret de sa force, il est dans ces mots : « L’Éternel a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous ». Il est le serviteur de Dieu, – de Dieu et non de soi-même ou de quelque égoïsme collectif. Et servir Dieu le conduit à souffrir. Par les autres et pour les autres : de leur égoïsme, de leur bêtise, de leur faiblesse, et aussi de leur misère et de leur péché, de tout cela et pour tout cela. En lui se réunissent les voies divergentes des hommes. Il ne suit pas sa propre voie, mais celle de Dieu et de ses frères. « Ce sont nos souffrances qu’il a portées, c’est de nos douleurs qu’il s’est chargé. » Lui, le pur, il prend sur soi l’impureté des péagers et des gens de mauvaise vie. Lui, le riche, il se charge de la détresse des pauvres. Lui, la plénitude de la vérité de Dieu, il va vers les sans-Dieu. Il boit jusqu’à la lie la coupe du péché et de la culpabilité humaine, et en même temps celle de la destinée. Ce chemin conduit à la croix ; il doit y conduire. Christ souffre parce qu’il se substitue. Il est « blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités ». Mais c’est pourquoi aussi, en lui et surtout en sa croix, toute la puissance de Dieu s’offre à nous, pour juger et régner, pour réconcilier et réunir.
Pour peu qu’on y marche à sa suite, ce chemin demeure le recours contre la détresse que nous avons sous les yeux. Au milieu des hommes qui se cherchent eux-mêmes, il faut qu’il y en ait d’autres qui suivent les voies de Dieu, et aussi celles du prochain. À eux de prendre sur eux l’égoïsme, la courte-vue, et la médiocrité des autres. Il leur faut endurer d’amères souffrances, connaître la solitude, l’abandon, de vrais naufrages, alors que d’autres, qui suivent leur propre voie, vont de succès en succès. Seule la cause inspire leur action. Ils vont avec Dieu, le servent comme de vrais serviteurs de l’Éternel, jusqu’à être « les plus méprisés et les plus abaissés » d’entre les hommes ; n’abandonnant jamais leurs frères, malgré les plus cruelles blessures, que reniements et trahisons font à leur cœur ; n’oubliant point pour le leur le chemin des autres, mais s’en préoccupant au contraire, et le suivant en même temps ; prenant volontairement sur eux la malédiction d’états de choses où ils n’ont eux-mêmes qu’une responsabilité des plus limitées ; se torturant de détresses qu’ils pourraient aisément esquiver ; descendant aux abîmes que d’autres ont creusés ; « sans-Dieu » pour l’amour des « sans-Dieu », pauvres pour l’amour des pauvres, chargés par amour de toute la haine d’un monde qui en est plein ; en lutte pour la paix ; jour et nuit. Et tout cela pour des hommes, leurs frères, et parce qu’ils sont les serviteurs de Dieu. À ces hommes-là quelque chose est donné de la force unifiante de Jésus-Christ, et notamment de sa croix. C’est en fin de compte vers eux que se dirigeront les voies séparées : et ce ne sera plus pour de nouvelles luttes, mais pour qu’on s’y cherche et qu’on s’y trouve. Par eux se rassemble et s’unit en Dieu ce qui sans Dieu, c’est-à-dire dans l’unique service de soi-même, s’en allait en lambeaux.
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Ce qui vaut pour les personnalités de cette trempe, vaut aussi pour les collectivités, groupements, communautés. Eux aussi peuvent, et devraient, se substituant aux autres, souffrir pour eux en vrais serviteurs de l’Éternel.
À sa manière, Israël souffrit ainsi. Et ce n’est pas pour rien que s’élevèrent en son sein Christ et sa croix. Il ne comptait pas que des personnalités acharnées comme Jérémie à faire leur cette suprême volonté de Dieu. Mais autour d’elles se formaient des communautés, qui agissaient dans le même sens, les entouraient, et, même quand elles n’étaient plus de ce monde, maintenaient leur héritage à travers la misère des temps.
Aujourd’hui encore il pourrait et devrait en être ainsi, répétons-le. Il pourrait advenir qu’un peuple prit sur soi les maladies et les fautes des autres, si, renonçant à suivre sa propre voie, il suivait celle de Dieu et des autres peuples, et par exemple brisait ses armes et abolissait ses frontières, acceptant d’en porter toutes les conséquences. À sa manière, ce serait un « peuple de Dieu ». Un peuple qui suivrait cette voie recevrait de la croix une part de la puissance de la rédemption, il lui deviendrait possible de réunir les voies de tous les autres, il lui serait donné de les confondre, et, même chétif et méprisable, d’avoir « les puissants pour butin ».
C’est ainsi que « le monde guérira ». Au sein de la vie économique actuelle, ce serait une sorte de colonie où vivraient pauvres des hommes qui pourraient vivre en possédants, où vivraient en commun et pour la communauté des hommes qui pourraient vivre pour eux-mêmes ; ces hommes seraient en lutte contre la misère à cause de la misère des autres, en guerre contre les démons de la société présente pour les en expulser ; véritables puissances d’exorcisme, ils délivreraient notre société des charmes mortels du culte de soi-même ou de ses biens. Il n’y faudrait que la foi et un vrai service de Dieu.
Point n’est besoin que ce « peuple de Dieu » s’identifie avec un peuple, une nation, une race déterminés ou une communauté quelconque. Il peut et doit se recruter dans tous les peuples et toutes les races, comme dans toutes les classes, tous les milieux et tous les groupements. Il cherchera partout les communautés où des serviteurs de l’Éternel seront en quête des formes nouvelles de la cause divine. Il rassemblera la Communauté qui, se connaissant comme telle ou s’ignorant, pourvue d’un nom, d’un autre ou d’aucun, est prête à se former au pied de la croix de Jésus-Christ et, pour la justice et la vérité, en vue des nécessités du temps présent, militant pour le Royaume de Dieu, dès maintenant travaille, lutte, croit, espère, supporte, s’expose aux reniements, aux mépris et aux haines, mais tient ferme et tiendra jusqu’au bout.
C’est de tels hommes que les peuples tirent leur vitalité. À eux aussi, quand l’heure sera venue, Dieu donnera « les puissants pour butin ». Ils font converger les voies éparses et opposées des hommes. Là où l’égoïsme avait rompu les liens de l’unité du monde, ils les renouent. Par leurs soins, l’honneur et la puissance sont rendus à Dieu. Avant tout, il y faut souffrance et sacrifice : mais par leurs souffrances et leur amour ils épuisent la haine qui sépare peuples et classes, et par leurs sacrifices ils triomphent en tous lieux des sortilèges de la recherche idolâtre de soi. Et les royaumes de ce monde s’effondreront devant l’ « Agneau qui est immolé depuis le commencement du monde ».