Ne pas être consumé (1934)

Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian ; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb. L’ange de l’Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d’un buisson. Moïse regarda ; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point. Alors Moise dit : Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point.

Exode 8,1-3

Il nous faut rester fermes. L’année en cours exigera vraisemblablement beaucoup, et de nos corps et de nos âmes. Nous risquons fort d’être usés et consumés, et de ne pouvoir ni durer ni résister. En présence de tous les travaux et de toutes les luttes à venir, beaucoup d’entre nous éprouvent à cette pensée de graves préoccupations.

Mais outre l’angoisse de ces travaux et de ces luttes, toute l’atmosphère d’effrayante et démoniaque tension où nous nous mouvons nous étreint rudement sans que nous puissions concevoir les moyens d’y résister. Il ne s’agit pas de cette seule année-ci, avec ses tâches particulières, ses combats décisifs et ses dangers menaçants. C’est toute notre époque inquiète, bruyante, pleine de conflits, qui vit, idolâtre et soumise à la puissance des démons, dans une atmosphère épuisante. Et combien épuisante ! Point n’est besoin d’en faire la démonstration, nul ne l’ignore. Beaucoup de nos contemporains cherchent à s’en défendre par le sport ou quelque autre étourdissement de l’esprit ou du corps ; mais ils connaissent une usure d’autant plus grande qu’ils ont cherché une excitation plus malsaine. D’ailleurs, pour les âmes sensibles, et plus encore peut-être pour les âmes passionnées, la vie a toujours été épuisante. C’est dès le début de toute nouvelle entreprise qu’on se sent comme saisi de fatigue : comment cela tournera-t-il ? Que va-t-il advenir ? Où trouver un recours contre cette usure ? Qui nous assure que nous saurons tenir jusqu’au bout ?

De toute ma vie, je n’ai trouvé nulle part meilleure et plus juste réponse que dans le récit du buisson ardent du milieu duquel Dieu, sur l’Horeb, parla à Moïse. Je ne prendrai pas aujourd’hui comme thème de notre méditation l’ensemble de cette grandiose, puissante et si profonde révélation, faite à l’un des plus importants tournants de l’Histoire divine et humaine, ou pour mieux dire de l’histoire des rapports de Dieu et de l’homme. Je ne veux que l’effleurer ; nous y trouverons suffisamment déjà pour nous fortifier grandement.

Bornons-nous donc à esquisser le récit. Depuis cinquante ans Moïse vit en fugitif dans le désert. Lui, l’homme d’éducation royale, il s’est fait paysan parmi les paysans, gardant les moutons dans la solitude, oublieux presque d’Israël et de sa propre vocation. Un jour, il s’enfonce avec son troupeau plus avant dans le désert, dans la solitude imposante, effrayante presque, et pourtant sacrée. Là, dans le silence plein d’épouvante, le miracle éclate : le buisson ardent, le buisson qui brûle avec un éclat éblouissant, mais sans nul bruit ! Il brûle, et nulle feuille ne se consume. Du milieu du brasier Dieu parle à Moïse. Et pour l’approcher, Moïse se sent contraint d’ôter ses sandales, étant sur une terre sainte. Dieu lui révèle son nom, le nom du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob : « Je suis ». C’est ainsi que Moïse reçut sa vocation. Et de cette heure où il avait vu le buisson ardent et entendu la voix du Dieu vivant lui vint cette force d’airain qui fera dire de lui, après toutes les tempêtes et les batailles de son existence, quand il sera plus que centenaire : « Sa vue n’était pas affaiblie, et sa vigueur n’était point passée » (1).

Quel sens a pour nous ce mystère du buisson ardent ? S’il ne se consume pas, c’est qu’il brûle d’un feu sacré, d’un feu qui vient de Dieu et est Dieu lui-même. Nous, par contre, nous nous consumons, car une flamme impure brûle en nous, qui ne vient pas de Dieu, mais bien du monde, ou pire encore.

Tout le mystère est là. Ce qui nous consume, ce n’est pas l’excès du travail, bien que ce puisse être le cas ; mais c’est qu’alors il y a quelque chose de faussé. En tout cas, l’excès qui nous menace aujourd’hui de destruction, je veux dire la précipitation et la fébrilité de l’activité actuelle, n’a rien qui vienne de Dieu. Ce qui nous consume, ce n’est pas davantage la lutte contre les puissances du mal, en nous-mêmes ou dans le monde. Aussi bien, le travail et la lutte peuvent parfaitement renouveler et retremper l’énergie vitale. Combien se consument de n’avoir rien à faire ! Mais ce qui nous use, ce sont les éléments étrangers mêlés à l’ardeur de nos travaux et de nos luttes : les soucis terrestres qui rongent et exaspèrent, l’ambition qui ramène à l’homme l’intérêt de la cause et brûle à vide, l’affirmation violente d’une volonté avide, inquiète, avec quoi le moi prétend aborder tous les problèmes, le mal inexpié qui nous suce la moelle, le destin incompris contre lequel nous nous ensanglantons à lutter.

Voilà l’ardeur mauvaise qui nous consume. Ajoutons encore les instincts sensuels, impurs, destructeurs de l’énergie secrète que nous devrions consacrer au travail et à la lutte. Ah ! comme ils s’entendent à tarir la source profonde de toute force ! Aucun doute : ce feu-là n’a rien de sacré.

Pour éviter cette consomption, il nous faut tendre à brûler du feu sacré. Ne laissons pas les soucis, l’ambition, l’égoïsme, et encore la fatalité, l’affliction, la sensualité, que sais-je ? mêler leur ardeur impure à la haute flamme qui devrait illuminer notre activité entière. Vivons de cette flamme, travaillons et luttons, forts de la vérité de la cause à quoi nous sommes voués, forts de notre amour et de notre foi, au service de Dieu et des hommes. La flamme dont s’anime notre vie, il faut que ce soit l’esprit du Dieu vivant et saint, dont le jugement anéantit toute impureté, mais qui, en Jésus-Christ, s’est manifesté comme celui qui nous affranchit de l’angoisse du péché, et, par la vertu de sa résurrection, répand dans notre « corps mortel » une vie magnifique.

Dieu, s’il est au-dessus de nous, en nous et avec nous, nous garde d’usure. C’est lui qui donne à toute notre vie sens et substance, un sens éternel, une substance infinie. Il la protège du vide dévorant, et lui confère une ferme assurance, une force vive, une joie profonde, et une indestructible nature. Comme Moïse reçut sa vocation devant le buisson ardent, nous avons nous aussi, dans notre insignifiance où se cache pourtant un infini, à recevoir un appel et un ordre divins dont nous vivrons.

C’est ce qui donne à l’âme en travail une paix infinie. Il y a des bras éternels pour soutenir sa marche. Ce Dieu unique, vivant et tout-puissant, seul Seigneur, dit à Moise : « Mon nom est : je suis », ou comme on traduit généralement : « Je suis celui qui suis ». C’est là le roc où notre âme prend appui : « Je suis. Tu peux t’y assurer contre toute autre puissance ou domination. Moi seul je suis, en vérité ; tout le reste n’est qu’apparence ». Mais l’être de Dieu n’a rien de lointain et de froidement philosophique. Dieu est proche, actif, secourable, toujours présent dans nos détresses, alors que nous avons besoin de lumière, de force et d’assurance. Connaître la puissance de celui qui seul « est » en réalité et savoir qu’il est proche, voilà qui brise la terrible emprise de nos tourments. Nous ne sommes plus régis par un obscur destin, mais son bras puissant nous hausse jusqu’à son cœur. Nous ne sommes plus la proie des démons ; un amour éternel, inconditionné et incompréhensible, nous saisit, et nous reconnaissons l’amour qui fut manifesté en Jésus-Christ d’une manière si absolue que rien ne peut plus nous en séparer.

Tel est, je crois, le très simple et très grand secret. Dieu est cette flamme sacrée qui nous purifie. Il est cet esprit saint qui nous garde contre tout ce qui n’est pas lui, et, venu du Vivant, crée en nous la vie. Dans la mesure où brûle en nos cœurs ce feu sacré, le travail, loin de nous consumer, devient une source intarissable de force, et la lutte fait jaillir en notre être la vie la plus intense. La souffrance ne peut plus avoir raison de nous ; au contraire elle devient, en nous rapprochant de Dieu, une merveilleuse eau de Jouvence. Le péché n’est plus destructeur, car, avoué et pardonné, il se transforme lui-même en une nouvelle force d’aimer et de servir, et préserve la vie de toute lassitude. Le destin n’accable plus, car il est maintenant la matière même dans laquelle sans cesse nous sculptons la vie, et le lieu où nous rencontrons celui qui nous destine et nous attire à lui pour nous infuser sa propre vie. Quelque chose de sacré, de fort et d’indestructible a pris naissance en nous.

Ne laissons pas tomber la flamme ! Les tempêtes pourront faire rage autour de nous, les tourments s’accumuler, bien des erreurs et bien des fautes troubler notre activité, aggraver nos peines et entraîner d’inutiles dépenses de force, la flamme pourtant demeurera pour éclairer, préserver, alimenter nos vies. C’est la vie éternelle qui sera en nous, comme une source intarissable d’énergie et l’ultime asile de la santé spirituelle. Réconfort suprême et suprême apaisement des nerfs !

N’est-ce pas un émerveillement que ce miracle d’hommes qui, loin d’être consumés par une vie pleine des plus dures souffrances et ravagée par de terribles coups du sort, deviennent au contraire toujours plus vivants, plus vaillants et plus vigoureux, marchant sans cesse vers une plus neuve jeunesse ? Miracle offert à tous d’ailleurs : Dieu, le Dieu vivant qui règne au-dessus de nous, habite aussi en nous, nous accompagne au long des chemins de la vie et dit : « Je suis là ».

On peut alors brûler à son tour sans être consumé. J’entends au mauvais sens du mot. Car n’y a-t-il pas une consomption qui se justifie et même est nécessaire ? En fin de compte, le sens de notre vie n’implique-t-il pas que nous soyons bel et bien consumés, que nous servions, que nous nous donnions sans nous ménager ; bref que nous nous offrions volontairement à la flamme ?

Assurément. Mais notre flamme doit être semblable à celle de Dieu brûlant dans le buisson. Ce Dieu, il est le Vivant, ou comment dire ? l’ardeur volcanique qui soulève la création. Il est, comme dans la célèbre fresque de Michel-Ange, celui qui se déchaîne de création en création, qui se révèle dans un embrasement, mais dont la flamme pourtant demeure silencieuse et calme. Bien que créateur, il se repose en lui-même. Il ne se consume pas. Au contraire, il croît, si je puis ainsi dire, par la dépense même de sa force éternelle.

Telle devrait être notre activité. Elle devrait naître d’un calme profond, jaillir de l’éternité dans le temps, comme des profondeurs de la montagne la source du rocher. Nous devrions dans l’action rester calmes, et dans le calme agir. Ce serait là une activité véritable, agile mais sans précipitation, sereine et concentrée alors même qu’elle se dépense en gestes concrets. Elle vivrait du Dieu vivant et de sa gloire, qui ne consume point mais transfigure, qui ne tue pas mais vivifie.

Aussi faut-il encore, pour conclure, souligner un point : c’est dans la solitude et le silence que Moïse est saisi par la vision du buisson ardent. En d’autres conditions, en d’autres lieux, il ne l’aurait pas vu. Ainsi se découvre une part infiniment significative du secret de toute force réelle. Dans l’activité bruyante, hâtive et étourdissante, qui risque de nous consumer, il nous faut sans cesse rechercher la solitude et le calme de la montagne sainte. Ce qui fut toujours nécessaire l’est aujourd’hui plus que jamais. Dans la solitude et le silence de la montagne de Dieu, nous rencontrerons peut-être d’une manière toute inattendue le Grand Vivant qui, nous révélant à nouveau son nom, nous dira : « Je suis là ».

Alors nous reprendrons conscience de notre vocation. La certitude nous ressaisira qu’il est, lui, le Seigneur, et qu’il n’en est point d’autre, en dépit de l’imposante apparence de puissances qui lui sont étrangères. Ici, avec une évidence nouvelle, s’affirment, pour juger et sauver, ses lois éternelles. Ici les vaines flammes du monde sont englouties dans la pure flamme de Dieu. C’est dans ces heures-là qu’on puise la force de travailler et de lutter sans être consumé.

Forts de cette force, offerte à tous encore une fois, et mise à notre portée, marchons en assurance, quoi qu’il arrive, dans les jours qui viennent. En tout cas, Il est, et tout proche, lui, notre Seigneur et notre Père.


(1) Deutéronome 34,7