Dogmatique et tradition

« Dogmatique et tradition » est un court extrait du troisième chapitre de l’appendice de Karl Barth, Credo, éditions Je sers, 1936, pp. 225-228.

Credo est une série de conférences données par Barth sur le Symbole des Apôtres à l’université d’Utrecht en 1935. Dans l’appendice sont reproduites certaines des réponses de Barth à des questions d’étudiants.

Nous proposons ce texte en regard de « Croire, c’est confesser sa foi », chapitre issu d’une œuvre postérieure et analogue de Barth : Esquisse d’une dogmatique, qui est aussi un cours ayant pour base le Symbole des Apôtres.


III
Dogmatique et tradition

Il me semble que c’est surtout sur ce point que mes conférences ont provoqué l’opposition ! Je ne sais si je pourrai me justifier à vos yeux ; mais je veux essayer de vous expliquer mon attitude devant ces problèmes. Quel est le critère de la tradition ? Par tradition, il faut entendre l’ensemble des opinions professées par les Pères. Nous ne pouvons, en aucun cas, considérer ce chœur des voix de l’Église ancienne comme une seconde source de Révélation (ainsi que l’a fait l’Église catholique romaine qui fait du ministère de l’enseignement la troisième source de Révélation). On ne peut ici qu’opposer un : Non ! résolu. Le Concile de Trente, qui a reconnu la tradition comme une source de Révélation au même titre que l’Écriture Sainte, et le Concile du Vatican, par le dogme de l’infaillibilité du pape, [226] aboutissent à une apothéose de l’Église par elle-même, qui est une des erreurs les plus graves de l’Église catholique. Par opposition, le principe scripturaire des Réformateurs a placé l’Église d’une manière permanente sous l’autorité de la Parole biblique des prophètes et des apôtres. Dans cette distinction humaine entre l’Église et l’Écriture sainte institutrice de l’Église, s’exprime la différence permanente entre le Seigneur de l’Église et l’Église, assemblée des croyants sur la terre. Cette limite entre l’Écriture et l’Église, signe de la limite entre l’Église et son Seigneur, a été franchie dans le catholicisme romain. Tradition n’est pas Révélation. Toutefois, nous devons dire, d’accord en cela avec les Pères de l’Église ancienne et les Réformateurs, qu’à aucune époque il ne saurait être question dans l’Église de sauter pour ainsi dire par-dessus les siècles et de se rattacher immédiatement à la Bible (chacun se fiant à sa perspicacité et à son cœur). C’est ce qu’a fait le biblicisme. Aux 18e et 19e siècles, il a sans cesse reparu, comme une possibilité de rejeter avec éclat le Symbole de Nicée, l’orthodoxie, la scolastique, les Pères de l’Église, les Confessions de foi et de s’en tenir « uniquement à la Bible » ! Je songe à G. Menken, à J.T. Beck, à Hofmann d’Erlangen, à Adolf Schlatter, qui furent tous des hommes de génie ! Chose étrange, ce procédé, qui paraît s’en tenir d’une manière si conséquente au principe scripturaire, a toujours abouti à une théologie très « moderne » ! En effet, ces biblicistes décidés partageaient la philosophie de leur temps, et l’ont montré dans l’étude de l’Écriture ; aussi, au moins autant que les Pères de l’Église et les scolastiques, ils ont retrouvé dans la Bible leurs propres idées. Ils s’étaient libérés du dogme de l’Église, mais non pas de leurs dogmes et de leurs conceptions propres. Ce n’est pas ainsi que Luther et Calvin ont abordé l’étude de la Bible, et que nous devons l’entreprendre. La Bible est lue dans l’Église et écoutée par l’Église. C’est-à-dire qu’en lisant [227] la Bible, nous devons aussi écouter ce que l’Église, qui est distincte de notre personne, a jusqu’ici lu et entendu dans la Bible. Les grands docteurs de l’Église, les Conciles n’ont-ils pas une « autorité », sinon céleste, du moins terrestre et humaine ? Qu’on ne hausse pas trop vite les épaules. À mon avis, toute la question de la tradition est dominée par le cinquième commandement : Honore ton père et ta mère ! Assurément, cette autorité est limitée : nous devons obéir à Dieu plus qu’à notre père et à notre mère. Mais cela n’empêche pas que nous devions obéir à notre père et à notre mère. J’aimerais dire à tous ceux qui s’émeuvent, en entendant les mots orthodoxie, concile, catéchisme : chers amis, pas tant d’émoi ! Il n’est pas question de liens, ni de servitude ; il s’agit simplement d’obéir (comme vous obéissez, je l’espère, à votre père et à votre mère !) au passé de l’Église, aux « Anciens » dans l’Église. Ceci est tout simplement une question d’ordre. Nous ne pouvons et ne voulons pourtant pas tout recommencer en l’an 1935, et accomplir une creatio ex nihilo ! Dans cette obéissance au passé de l’Église, nous pouvons toujours rester des théologiens libres. Cependant, nous devons savoir que, membres de l’Église, appartenant à la congregatio fidelium, il ne nous est pas permis de parler sans avoir écouté. Les Réformateurs le savaient. Dans leurs Confessions de foi, ils renvoient expressément aux Conciles de l’Église ancienne ; et, quant au contenu de leur message, il n’est pas douteux qu’il se réfère aux connaissances dogmatiques antérieures de l’Église. Pourrait-on d’ailleurs comprendre la doctrine de la justification sans les dogmes trinitaire et christologique ?

J’aimerais à mon tour vous demander : qu’entendez vous à vrai dire par le mot « orthodoxie » ? Quelques questions qui m’ont été posées dans ce sens m’ont paru… un peu démodées. Nous l’avons connu, nous aussi, en Allemagne ce croquemitaine du théologien « libre ».

C’est un épouvantail dont on devrait peut-être aussi se [228] débarrasser en Hollande ! « Orthodoxie » signifie accord avec les Pères et les Conciles. Cet accord n’est jamais en soi un but. Vouloir à tout prix le restaurer n’a pas de sens. Cependant, quand on repousse l’« orthodoxie » avec tant d’effroi, n’est-ce pas au nom d’une autre « orthodoxie », peut-être celle de certaines habitudes de pensée du 19e ou du 20e siècles ?

Certes, telle Église existe bien qui a pour dogme ces habitudes intellectuelles particulières (elle compte même de nombreuses chapelles !) mais il n’est pas dit que l’on doive absolument appartenir à cette Église ! Si l’on se rendait compte que dans cette Église aussi on n’est pas « libre », qu’ici aussi on est « lié », peut-être arriverait-on à ne pas mépriser le « lien » qui nous unit au passé de l’Église. Plus on se délivre de l’illusion que le monde commence avec nous-mêmes, plus on découvre que ces Pères savaient quelque chose et que les « orthodoxes » honnis, ceux du 17e siècle par exemple, étaient des théologiens de grande classe. Il peut même arriver que la littérature théologique moderne nous semble assez insipide et ennuyeuse à côté d’eux. Faites-en l’expérience vous-mêmes. Moi aussi j’ai appartenu au libéralisme et j’en connais les charmes !

En fait, on m’a demandé quel est le critère de la tradition. Il ne s’agit en aucun cas d’ouvrir tout grand les portes et de faire entrer sans triage des charretées entières pleines du foin des vieilles doctrines ! Le passé, lui aussi, a connu les mélanges de doctrines pures et impures. La norme qui détermine notre choix, c’est l’Écriture sainte. Elle est le but de notre étude et le critère de l’étude du passé de l’Église. Quand je lis les écrits des « Pères », j’ai constamment devant les yeux le témoignage de l’Écriture sainte; j’accepte ce que ce témoignage me fait comprendre et je rejette ce qu’il contredit. Je fais donc en réalité un choix, et ce choix ne dépend pas de mon goût personnel, mais de ma connaissance de l’Écriture sainte.