Edmond Grin, Jean-Christophe Blumhardt et son fils, Labor et Fides, 1952, pp. 145-151
[145] Une succession difficile
Si la mort du fondateur de Bad-Boll est un événement douloureux pour la grande famille spirituelle de Blumhardt, elle l’est surtout pour les nombreux habitants de la maison. La disparition du chef va-t-elle entraîner celle de l’œuvre ?
Le seul qui ne se pose pas la question c’est le second des fils, Christophe. Le lendemain des obsèques, sans aucune ostentation, il prend la place laissée vide. Ses frères s’étonnent : a-t-il les capacités nécessaires pour cette lourde tâche ? Lui ne se le demande pas. Jusqu’ici l’activité de Boll a été abondamment bénie, c’est une raison suffisante pour la continuer. Dieu a été fidèle dans le passé, Il le sera à l’avenir. Il a permis que son règne fit irruption dans ce petit coin de terre. Son serviteur s’en est allé, la tâche accomplie. Se décourager ? [146] Pourquoi ? Le Royaume de Dieu n’est-il pas plus que l’homme qui le sert ?
Cette totale confiance du fils frappe d’autant plus qu’il ne possède pas de talents particuliers et que jamais son père n’a exercé sur lui la moindre pression. À l’école il n’a pas été un élève brillant. Il s’est dirigé vers les études de théologie spontanément, par vocation. Durant ses huit semestres il a pu vivre sa propre vie, faire partie d’une corporation d’étudiants. Sans doute a-t-il été suivi, même de très près, dans sa conduite et dans son épanouissement intérieur. De la maison il reçoit des mises en garde, des recommandations point exemptes d’une certaine étroitesse piétiste. Pourtant la sollicitude paternelle ne se transforme jamais en tutelle et la responsabilité de l’adolescent reste entière.
Ses grades théologiques conquis, Christophe ne revient pas d’emblée à Boll. Encouragé par ses parents, il cherche sa voie. Il fait trois ans de vicariat dans des paroisses assez différentes les unes des autres. Mais, accablé parfois par le devoir pastoral, il arrive à la conviction que Dieu l’appelle à un ministère spécial, et il regagne la maison où l’on a grand besoin de lui.
⁂
Durant une dizaine d’années, il collabore avec le directeur. Simplement, humblement. Peu à peu il entre dans la tradition. Ce doit [147] lui être facile, semble-t-il à première vue. N’est-il pas né et n’a-t-il pas grandi dans l’atmosphère de Möttlingen ? À Boll, n’a-t-il pas observé avec un intérêt passionné la vie intérieure de son père ? N’a-t-il pas de très bonne heure vibré à ses méditations et à ses prédications ? J’étais à ce point captivé, raconte-t-il, que « dès l’âge de treize ans, je préparais avec ardeur chaque dimanche l’encre et la plume pour noter ses paroles. »
Aujourd’hui, il ne voit plus cette existence du dehors, avec ses yeux d’enfant, mais du dedans, en chrétien adulte. Beaucoup plus théologien que Jean-Christophe, il n’est pas un fervent de la théologie cependant. À l’en croire, il a peu reçu à la Faculté. Le Dieu dont on lui a parlé n’est pas son Dieu : sans mains, sans pieds, sans bouche, que peut-il donc faire ? Prêcher un Dieu tout abstrait, un Dieu-principe, un Dieu-idée, jamais ! Autant abandonner la partie tout de suite. Les théologiens de profession utilisent bien les termes de l’Évangile, mais ils ont perdu sa substance. Elle s’est volatilisée, et ils ne s’en aperçoivent même pas ! – À plus d’un égard, on le voit le fils est proche de son père, spirituellement. Pourtant il lui faudra plusieurs années pour pénétrer dans sa profondeur la pensée paternelle, pour la faire sienne, et pour en arriver à rendre témoignage à son tour après s’être laissé saisir par l’Esprit d’En-Haut. – C’est [148] pourquoi il débute à Boll de façon très modeste, plus modeste encore, on l’a dit, que ne l’aurait fait un étranger.
⁂
Au cours de la cérémonie funèbre, un mot d’ordre retentit pour lui de façon imprévue. Le pasteur Zündel, dans son allocution, proclame que la journée ne doit pas être seulement un jour de deuil. De cette tombe monte surtout un appel : En avant ! « L’établissement de Boll n’est pas votre maison, mais celle de Dieu. Tenez ferme ce que vous avez, pour que personne ne vous enlève votre couronne ! » Et se tournant spécialement vers Christophe, dont il sait la longue intimité avec son père, il lit lentement, d’une voix grave, ce fragment du livre de Josué : « Moïse, mon serviteur est mort ; maintenant lève-toi, passe ce Jourdain, toi et tout ce peuple, pour entrer dans le pays que je donne aux enfants d’Israël. […] Je serai avec toi, comme j’ai été avec Moise ; je ne te délaisserai point, je ne t’abandonnerai point… Ne l’effraie point et ne t’épouvante point, car l’Éternel ton Dieu est avec toi dans tout ce que tu entreprendras. » (ch. 1, versets 2 à 9.)
Très simplement, le jeune Blumhardt reçoit le mot d’ordre. Dieu lui offre une succession, il l’accepte. Pas de choix par les habitants de Boll. Pas de consécration. Pas d’installation solennelle. « Me voici ! Sers-toi de [149] moi ! » Et cette limpidité à l’égard de l’exigence divine le fait reconnaître de tous.
⁂
« Le plus grand miracle de mon existence, c’est que j’aie pu continuer l’œuvre paternelle », dira-t-il un jour. On le comprend. Embarrassant et lourd, cet héritage. S’agit-il de faire durer ? De développer ? Ou encore de modifier profondément ? Mais a-t-il le droit, par respect pour la mémoire du disparu, d’envisager même la troisième solution ?
Avec beaucoup de sagesse, Christophe estime que rien ne doit changer à Boll. Et pendant huit ans tout se déroule exactement comme depuis toujours. Dès le seuil de la maison, quiconque est accueilli affectueusement, fraternellement. Point de différence entre classes, nationalités, races, voire religions. D’emblée, chaque visiteur se sent membre d’une grande famille. Matin et soir ce sont les méditations en commun, suivies d’entretiens spirituels. – Le nouveau directeur se dépense sans compter pour découvrir ceux qui sont dans la peine et qui lui ouvrent leur cœur. Ils sont cent en une seule journée parfois. Auprès de lui, comme jadis auprès du Vieux Blumhardt, ils trouvent tous compréhension et conseils. Ils se savent portés par Sa sollicitude et par ses prières. Quand il a dit : « je serai avec vous, avec toi », il a tout [150] dit, il ne les oubliera pas un seul jour, même s’ils demeurent très loin. – La correspondance ne chôme pas. Christophe y consacre une partie de ses nuits : quarante, cinquante, soixante messages arrivent à chaque courrier, et aucun ne reste sans réponse. – Peu de temps pour le sommeil. Dès l’aube, tandis que les hôtes reposent encore, le père de famille est là déjà, au milieu des serviteurs, pour présider le culte matinal. Le dimanche, à l’issue du service divin, des grappes de gens du pays se pressent à sa porte avant de regagner leur foyer.
Comme par le passé, Boll est un endroit à part. Mieux qu’un lieu de pèlerinage : une terre sainte, bénie où l’amour fraternel est une réalité. On vit pour Dieu et pour son Royaume. Impossible d’y séjourner, fût-ce un petit nombre d’heures, sans se sentir saisi par l’Esprit. L’existence tout entière de la maison plonge ses racines dans un passé très beau et encore palpitant de vie : Möttlingen, le combat, la victoire. Au sens le plus littéral, à Boll chaque jour Dieu est pris au mot.
Rien n’a changé. L’établissement est resté lui-même. Le fils a tenu la gageure : il fait face à une tâche écrasante à vues humaines, et il porte sans faillir la délicate succession. Par ses propres forces ? Non, elles sont si faibles. Dépourvu de dons naturels, il supplée à toutes les lacunes en comptant moment après moment sur l’amour qui pardonne et qui sauve. [151] « Par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis, peut-il répéter avec l’Apôtre, et la grâce qu’Il m’a faite n’a pas été vaine. » (1 Cor. 15,20).
⁂
Et pourtant, à comparer attentivement la prédication du fils à celle du père, on constate sans peine une transformation dans la tonalité du message délivré. Jean-Christophe se bornait à expliquer l’Écriture sainte, faisant parler le texte dans une démonstration d’esprit et de puissance. Christophe, lui, rend surtout un témoignage au Christ ressuscité, Seigneur du Royaume céleste, mais qui, vivant aux siècles des siècles, fait irruption dans ce monde-ci pour le transformer. À ses yeux, l’essentiel n’est pas d’expliquer la Bible, mais bien de voir Dieu : le voir à l’œuvre dans toute l’existence quotidienne.
Changement d’orientation dont les effets vont être profonds.