Chapitre III

Edmond Grin, Jean-Christophe Blumhardt et son fils, Labor et Fides, 1952, pp. 158-171


[158] Hors de l’Église…
pour la mieux servir

L’Église nationale du Wurtemberg a accordé au nouveau directeur de Boll, comme autrefois à son père, la qualité et les droits d’un pasteur de paroisse. Geste de confiance auquel les deux Blumhardt ont été sensibles. Et voici qu’au début de l’année 1894 Christophe décide de renoncer à toutes les formes ecclésiastiques dans son ministère particulier. Il n’y aura plus de « pasteur » dans l’établissement.

Pourquoi donc ? Ce n’est pas qu’il renie la communauté des croyants. Homme d’Église au sens plein du terme, il attend beaucoup d’elle…, mais il est déçu, profondément, dans son espérance et dans son amour. Chrétien des plus réalistes, il entend que, par le moyen de l’Église, les rayons de la grâce divine pénètrent chaque vie et la transforment, afin que Dieu soit réellement Seigneur et Maître. Or, [159] pratiquement, c’est loin d’être le cas. Aussi, après s’être libéré de la tradition familiale, aspire-t-il à s’émanciper d’une autre encore.

Aux yeux de Blumhardt, l’Église établie est grandement coupable. Non contente d’avoir pactisé avec le monde et sa tyrannie, elle sa complaît dans des discussions doctrinales aussi stériles que vaines.

Arguments et reproches d’un piétiste étroit, d’un sectaire, dira-t-on ! Si l’on va plus au fond, on découvre tout autre chose : une hardiesse étonnante pour un homme venu du piétisme, et alliée à une grande souffrance spirituelle.

Dans un sermon de cette époque, Blumhardt rappelle le fragment souvent cité dans lequel le philosophe Nietzsche fait dire à Zarathustra, à propos d’un ermite : « Est-il possible que ce vieillard ne sache encore rien de la grande nouvelle et ignore que Dieu est mort ? » À ce propos on a accusé le penseur de blasphème. Bien à tort, selon le prédicateur. Il y a la une remarque infiniment juste, pénétrante, preuve d’une sensibilité suraiguë. « Tu as raison, mon cher Nietzsche, Dieu est mort. La civilisation, la technique, la science, l’art ne savent que faire de Lui ; le christianisme meurt par suite de l’indifférence des hommes. Quand un lièvre sort d’un fourré et bondit, chacun [160] s’écrie : eh ! un lièvre ! et l’on s’émeut. Quand le roi se rend dans une ville, la population tout entière est soulevée d’enthousiasme. En revanche, si on parle de Dieu, tout le monde baille. Sans penser à mal, du reste ; on a « de la religion » assurément, mais aujourd’hui le Christ vivant est comme pétrifié. »

Propos courageux, indubitablement. Très souvent l’Église considère comme traîtres ceux qui se permettent de la critiquer et qui lui tournent le dos. Blumhardt, lui, pasteur de l’Église instituée, reconnaît le bien-fondé des accusations de Nietzsche et leur portée prophétique. À ses yeux, l’Église est faible, impuissante même, en dépit des apparences. Où en serait-elle sans l’appui du pouvoir civil, et sans l’estime tout extérieure que lui vaut un long passé ? Elle se rassure elle-même en prenant pour de la vie l’agitation provoquée dans son sein par les controverses théologiques. Aberration ! Tout cela n’est qu’un voile jeté sur la dure réalité ! L’indifférence de la majorité est grande : où donc la prédication saisit-elle encore les âmes ? – l’orgueil ecclésiastique immense : on multiplie les centenaires et les jubilés pour s’étourdir ! – la sécularisation, la mondanisation de l’Évangile, catastrophiques : on adapte si bien ses exigences au désir d’un chacun qu’il n’y a plus aucune différence entre éthique chrétienne et morale des honnêtes gens ! Et le plus grave, c’est que l’Église n’a pas conscience de son isolement ni de son effondrement. « Ne vous [161] fiez pas aux Églises ! Elles vont s’écrouler, et quiconque y cherche quelque chose y perdra tout ! »

Au regard de Blumhardt, les signes des temps sont manifestes : Dieu veut nous faire sortir des vieilles ornières, qui n’ont plus de raison d’être, afin de nous amener à une vie spirituelle libérée, plus vraie.

À lire ces accusations, qui tombent du haut de la chaire de Boll, on croit entendre tel prophète de l’Ancien Testament. Il trouble à salut, cet homme qui prétend qu’on peut « assommer le Christ à coups de christianisme, de Bible, de prière ». « Courez donc dans vos Églises, si vous le voulez ! Vos dogmes, des pierres sur lesquelles vous vous casserez les dents ! un poison qui vous donnera la mort ! »

Le grand reproche de Blumhardt à l’Église : son embourgeoisement. Elle n’est plus l’Église de tous, mais celle seulement de la « bonne société ». Par son égoïsme de classe, par son indifférentisme moral, elle a sinon provoqué, du moins laissé sans réponse le problème social, qui fondamentalement est un problème spirituel. Quand donc comprendrons-nous, disait Blumhardt en 1894 déjà, qu’il est temps pour l’Église de brandir « le drapeau de l’ouvrier » ?

Orthodoxe, l’Église s’attache à la lettre, à la forme, et par là perd le fond : au lieu de se soumettre au Dieu souverain, elle Lui dicte sa [162] ligne de conduite en l’enchaînant à la Bible. – Multitudiniste, elle fabrique des « chrétiens » en série, baptisant, confirmant « à tour de bras » et s’imaginant par là engager au service de Dieu des gens qui se soucient fort peu de Lui, ou qui se contenteront toute leur vie de répéter certains gestes. – Piétiste, elle se met à part, parlant un langage hermétique et se cantonnant dans le plus lamentable des orgueils spirituels.

Le problème des confessions de foi n’échappe pas à ce critique acerbe. Depuis 362 ans la « Confession d’Augsbourg » règne en maîtresse sur les pays luthériens, mais son autorité s’effrite de jour en jour. Écoutez donc ! De toutes parts le vieil édifice craque, il chancelle et s’effondre peu à peu. S’effrayer à ce sujet, se consumer en regrets, pourquoi donc ? Si les institutions humaines, même vénérables, tombent en ruines, il est au-dessus d’elles un roi dont le règne, lui, ne s’écroule pas : Dieu. Seul Il est le Vivant, tandis que nos formules dogmatiques, même les plus étudiées, n’ont de valeur que dans la mesure où elles traduisent la vie. S’y accrocher, alors qu’elles sont mortes, dans l’espoir d’enrayer par là un courant négatif et destructeur, pur non sens ! Dès qu’une communauté chrétienne a cessé d’être vivante, les expressions théologiques dont elle [163] s’est servie tombent comme feuilles à l’automne : la sève s’est retirée. Tout ce qui est humain, enraciné dans le temps, ne saurait avoir qu’une durée relative. Ne voyons donc pas dans ce fait une calamité. Si Dieu veut que Son règne avance et progresse, Il se crée une « nouvelle Sion », composée d’authentiques croyants que Lui seul connaît, et Il leur suggère de nouvelles conceptions.

C’est pourquoi les confessions de foi du passé ne suffisent plus aujourd’hui. Combien de fidèles, du reste, s’en libèrent sans nul scrupule, ouvertement ou en cachette ! Comprendrait-on pareille attitude de la part d’esprits foncièrement religieux, si ces témoins d’un temps révolu possédaient une permanente autorité ? Le Nouveau Testament, ne l’oublions pas, nous met sous les yeux les dangers spirituels du confessionnalisme formaliste : le comportement ridicule et odieux des Pharisiens. Prenons garde de leur ressembler !

À l’égard des réformateurs, Blumhardt n’est pas tendre non plus. Ils ont entrevu des réalités grandes et belles. Mais pratiquement ils ont déchiré la famille chrétienne, sans rien laisser après eux de vraiment positif. Banni par Luther, l’esprit clérical est bientôt rentré dans l’Église par la petite porte. Condamné [164] en principe, le mérite est réapparu sous la forme d’« œuvres spirituelles », soi-disant meilleures que les autres, plus élevées, plus dignes. On a fait du salut par grâce un système. Caricature de l’Évangile ! Au mépris de la glorieuse liberté que proclame le protestantisme, on a enchaîné l’action du Dieu souverain, et aussi celle de Ses enfants.

Avec la formation du canon, l’ère de la révélation est close, ose-t-on dire. Qui sommes-nous pour trancher pareille question ? pour enfermer l’action du Dieu Esprit dans les limites étroites de la Bible ? Postulat tout arbitraire et qui réduit le Tout-Puissant… à l’impuissance ! Code pour code, celui d’Israël ne valait-il pas mieux ? Reconnaissons-le loyalement : l’époque de la Réforme est révolue. C’est un temps passé… et dépassé !

Il y a chez cet homme d’élite une incontestable flamme prophétique, et il serait vain de demander à un prophète de nuancer ses jugements. Il est là pour remuer les consciences endormies. S’il n’était pas massif et brutal, y parviendrait-il ?

Dénoncer les fautes, les trahisons de l’Église, impossible, à en croire Blumhardt : elles sont trop nombreuses. La pire de toutes : avoir séparé le monde de Dieu qui l’a créé. On ne peut pas, à l’heure actuelle, identifier le Christ [165] et le christianisme. Ces deux grandeurs n’ont plus qu’un lointain rapport. Comme le monde prétend vénérer Dieu sans obéir vraiment à Sa volonté, le christianisme parle du Christ sans se laisser convertir et régénérer par lui. « On croit à Jésus, on ne croit pas en lui. »

L’Église se paye de mots en parlant (sans les mettre en pratique) d’amour fraternel, de foi, d’espérance ; aussi le Saint-Esprit s’est-il retiré d’elle. Mais les paroissiens ne s’en aperçoivent pas. « J’avoue n’avoir jamais encore participé à un culte public sans être douloureusement frappé par un malentendu dont presque tous les fidèles sont dupes. Ce que les apôtres et les chrétiens de la première génération, attendaient joyeusement de l’Esprit, on l’attend aujourd’hui de l’Église. La vanité ecclésiastique est si grande qu’elle met dans la bouche de l’Église ces mots du Sauveur : « Hors de moi vous ne pouvez rien faire. » Comment s’étonner si, dans de telles conditions, certaines coutumes, certaines traditions purement humaines prennent aux yeux de beaucoup un caractère sacré ! Quoi de surprenant si tant de « chrétiens » s’imaginent qu’ils ont accompli tout le service dû à Dieu pour avoir participé au culte et pris la sainte Cène ? »

« Salut par grâce ! On a galvaudé ces termes de toute première grandeur. J’en veux à mon [166] Église de se contenter d’enseigner à ses fidèles de quelle manière ils peuvent être « sauvés ». Prétention, orgueil de vouloir être éternellement sauvé ! L’essentiel n’est pas là, mais bien d’être enfant de Dieu. Une fois ce pas franchi, il faut avant tout agir.

« L’apôtre Paul a constamment parlé du salut, c’est vrai ; mais par là il voulait encourager les croyants à la lutte. « À ceux qui clament : « Mon salut, mon salut ! », Dieu répond : « Je n’ai pas besoin de vous au ciel ; je dispose déjà d’un nombre suffisant d’âmes bienheureuses. C’est sur la terre, et non pas là-haut, qu’il me faut des hommes qui travaillent et qui luttent. »

« Ah ! si c’était en mon pouvoir, je supprimerais pour cent ans l’emploi du mot bienheureux. Ne sois pas un « pleurnichard » ni une « âme fervente ». Ne t’enveloppe pas du parfum trompeur d’une piété qui nous a fourvoyés, mon père et moi, durant trente années. Dieu n’est pas là pour toi, c’est toi qui es là pour Lui ! »

Quelle vigueur ! Quelle véhémence !

C’est que Blumhardt tremble d’inquiétude spirituelle. Cette foi toute personnelle, cette ferveur mystique, moyens faciles de tourner le dos à la peine des hommes, de fuir ses responsabilités sociales, bref de se consoler à bon compte de toutes les détresses d’ici-bas !

[167] « Prenez garde au bavardage pieux ! Il a vite fait de nous dispenser de l’action fraternelle. On ne peut pas servir Dieu par des prières et des méditations pleines d’onction en vivant dans son coin, en chrétien individualiste, qui observe égoïstement le monde par la lucarne étroite de sa piété. Ce pharisaïsme-là doit disparaître. Je voudrais avoir une main de fer pour abattre tout ce qui est faux et injuste, spirituellement ! »

Christophe se complairait-il à pareille sévérité ? Tout au contraire, il est accablé de devoir y recourir. Il souffre. « Quelle expérience douloureuse : croire de toute son âme, jusqu’à l’âge de cinquante ans, qu’on doit penser avant tout à sa justification devant Dieu, à son salut, et s’apercevoir soudain qu’on a fait fausse route ! »

Ah, ces chrétiens qui passent leur temps à cultiver leur personnalité religieuse, à s’enrichir intérieurement ! Ils commettent un crime de « lèse-spiritualité ». « Ne savent-ils donc pas que les feuilles d’une plante piquée par un insecte se recroquevillent, au lieu que la fleur saine ouvre tout grand son calice pour se tourner vers le soleil et devient une merveille de beauté ? » Rendre à Dieu un culte en esprit et en vérité, c’est rayonner fraternellement de tout notre être, là où Il nous a placés.

[168] « Bien souvent je pense : Qu’en serait-il si l’Église était chaque jour une image de la vie de Dieu ? Si ceux du dehors disaient : Voyez ! dans la communauté chrétienne les choses vont tout autrement que dans la société profane : les forts sont les serviteurs des faibles : les riches viennent en aide aux déshérités; ceux qui gouvernent portent sur leurs épaules leurs administrés ; en un mot, c’est un ordre tout différent de celui du monde, et pourtant le seul ordre raisonnable, normal. »

Même le Vendredi saint, où il paraît si naturel au croyant de contempler la croix en spectateur passif et silencieux, Blumhardt, sobre et réaliste toujours, fait retentir un vibrant appel à l’action. La plus sacrée de toutes les fêtes, dit-il, a ouvert devant nous une porte. Il y a une décision à prendre : franchir un seuil pour abandonner le vieux monde de péché, et pour entrer dans une vie nouvelle. Le salut est une voie sur laquelle il faut s’avancer aujourd’hui.

Mais alors l’Au-delà, le ciel ? « Je ne connais pas le ciel, rétorque Blumhardt ; Dieu n’a pas besoin de nous là-haut. Il a déjà les anges, et nous ne voulons pourtant pas chanter là où d’autres chantent. En attendant, notre place est sur la terre. Ne faisons pas à Dieu l’affront de vouloir quitter le monde où Il nous a placés ! »

[169] Christophe a de beaucoup dépassé le piétisme ! Il en veut à cette tendance religieuse parce que, à force de parler du ciel, elle aboutit à dénigrer la terre, à la mépriser, et avec elle le corps humain. Égarement et blasphème ! Il faut être bien pauvre intérieurement pour se sentir malheureux au sein de cette création splendide. C’est sur la terre, pas ailleurs, que nous sommes appelés à travailler avec Dieu la main dans la main !

Et le corps ? Pourquoi le rabaisser alors que c’est Dieu qui nous l’a donné ? Ce ne fut pas là l’attitude de Jésus. Il n’a pas vécu une existence « purement spirituelle ». Il n’a jamais dit : Débarrassez-vous de votre corps ; prison de votre âme ; efforcez-vous de vous spiritualiser le plus possible tant que vous êtes ici-bas ! — Non : Dieu crée dans la matière et par la matière. Le danger qui nous menace ne réside pas dans le fait que nous avons un corps, mais dans le péché. C’est lui qu’il faut combattre, et non pas nos instincts physiques. Comprendre les choses autrement c’est oublier la raison d’être et le sens profond de l’incarnation du Sauveur.

Le chrétien a non seulement le droit, mais le devoir de se soucier de son corps, de le respecter en lui donnant les soins qu’il réclame. Si nous sommes sincères et vrais dans nos joies, Dieu n’est pas l’ennemi de la vie naturelle. « Puisque le roi David lui-même a [170] dansé devant l’arche, pourquoi ne pourrais-je pas moi, à l’occasion, danser, jouer, boire, manger en l’honneur de mon Créateur ? »

Opposer la terre au ciel, le corps à l’esprit, autant de fuites, lamentables, devant la tâche, immédiate et pressante ! Jésus l’a annoncé, le Royaume de Dieu viendra ici-bas. Pas d’un coup pourtant, ainsi que l’a cru la première génération chrétienne ; peu à peu, lentement. Et, comme chrétiens, nous avons l’obligation de « collaborer activement à la venue de la fin ».

Pour cela, il faut entrer carrément dans le monde. Impossible d’être le levain dans la pâte, une source d’inspiration, si l’on n’est pas rattaché étroitement à un milieu concret, déterminé.

Nous autres théologiens, lisons de gros ouvrages et « discutaillons » beaucoup. Mais, tout ce fatras est parfaitement inutile aux fidèles, qui ne s’en préoccupent aucunement. Il y a un seul moyen de salut pour le « spécialiste », qui s’imaginerait posséder le Saint-Esprit grâce à ses savantes études : se mêler aux pécheurs, aux misérables que nous rencontrons dans la vie quotidienne, leur tendre la main et leur dire : « Mon ami, laisse-moi m’humilier devant Dieu avec toi ; car, si haut placé que [171] je puisse être socialement, si cultivé en apparence, je suis plus exécrable aux yeux de Dieu que toi avec tes péchés grossiers. »

Laïcisation du christianisme ! Laïcisation de l’Évangile ! tels sont désormais les mots inscrits sur le drapeau de Blumhardt. Mais il leur donne un sens bien particulier. Son but n’est pas de transformer la religion en une affaire privée. Il veut au contraire que l’esprit chrétien pénètre le monde tout entier et le conquière pour le Seigneur.

On l’a relevé, en déposant sa robe pastorale, en se libérant de la tradition et des formes ecclésiastiques, le nouveau directeur de Bol n’est pas sorti de l’Église, en somme. Il s’est tourné vers la plus grande Église : celle qui dépasse toute communauté instituée et embrasse l’humanité dans son ensemble, cette humanité destinée à être la famille de Dieu.