Chapitre V

Edmond Grin, Jean-Christophe Blumhardt et son fils, Labor et Fides, 1952, pp. 183-190


[183] L’espérance qui ne trompe point

Aux environs de Noël, Christophe rentre d’Orient, gravement atteint par la malaria. Obligé d’abandonner Boll pour un temps prolongé, il se retire à quelques kilomètres seulement, à Jebenhausen, dans sa maison de campagne de Wieseneck, sur la route de Göppingen.

Fuite hors du monde ? Abdication ?

Ni l’une ni l’autre. Dans ce home paisible, Blumhardt entend se préparer devant Dieu à une nouvelle période d’activité.

Sur deux point son attitude se modifie sensiblement.

Sa position à l’égard du socialisme est désormais tout autre. Non seulement il abandonne son activité au sein du parti, pour motifs de santé et pour raisons d’âge ; mais le contenu de son message religieux devient différent ; la préoccupation politique passe [184] au second plan. Il ne rompra jamais avec la « sociale-démocratie ». Il verra jusqu’au bout, dans son effort, un réel souci d’améliorer les conditions de l’existence humaine. Pourtant il émet ce jugement sévère et significatif :

« Le mouvement socialiste actuel appartient beaucoup trop à ce monde, qui passe ; il est incapable de créer la communauté humaine véritable. La façon dont il prend fait et cause pour les conceptions actuelles paralyse ses adhérents dans l’authentique service de Dieu. Ma tentative de christianiser cette action est fatalement vouée à l’insuccès en un temps où les hommes croient pouvoir, par leurs propres forces, instaurer une humanité pleinement heureuse. Il faut avoir échoué sur le plan terrestre pour être capable de porter ses regards plus haut. »

Déception ? Il se peut, mais combien limitée. Pas un instant Blumhardt ne doute que Dieu ait parlé aux hommes dans et par le socialisme, et qu’Il ait attendu et attende encore une réponse à cet appel. C’est pourquoi son adhésion ne fut pas l’effet d’un emballement passager. Le pas qu’il a franchi, il l’a fait dans la foi et dans l’obéissance. Il a entendu montrer, de façon concrète, qu’il a perçu l’appel divin. En revanche, s’imaginer [185] qu’on peut réformer les individus en transformant les seuls cadres sociaux, pure et pauvre illusion ! C’est le chemin inverse qu’il faut suivre : régénérer les cœurs, et par là on améliorera forcément les institutions.

« Celui qui pense que le Royaume de Dieu profite de tel ou tel changement de la constitution se trompe beaucoup. Quel dommage que tant de chrétiens se battent sur ce faux terrain ! Pour mon compte j’en suis désolé. »

À l’égard de l’Église aussi, son comportement se fait autre. Attendre la victoire de la cause du Christ d’efforts et de tentatives purement ecclésiastiques, espoirs chimériques et vains ! Enfantillage, les réformes au sein de l’Église ! Ce sont choses passagères… et l’on prétend obtenir par leur moyen des résultats décisifs ! « Je n’engage pas ma foi sur ce plan-là, mais seulement sur celui de l’éternité. » Églises instituées, mouvement socialiste, entreprises humaines, donc éphémères. Lui, il attend le royaume « qui vient ». À ses yeux rien ne compte, sinon le retour du Christ, le Seigneur.

Il vit déjà à tel point dans le monde à venir qu’il en acquiert une étonnante sérénité, un calme intérieur inébranlable.

« Attendre, grande force », disait-il. « Attendre, la plus complète des activités ». Il ne [186] s’agit pas en effet d’être oisif, désœuvré. Au contraire : l’attente active du chrétien fait de lui un collaborateur du Christ. Seule cette attente du Règne libère l’homme de l’emprise de ce monde. Le Maître vient, le croyant en est sûr et se porte au-devant de Lui. Non plus en lutteur, comme par le passé. En prêtre ; mieux en « prieur ».

« D’autres sont à l’avant-garde. Notre devoir à nous, maintenant, c’est de nous tenir en seconde ligne, derrière les entreprises des hommes, les mains toujours levées pour intercéder et bénir. Par là nous agissons, nous collaborons à la nouvelle création. »

L’ambition de Blumhardt : constituer une communauté qui vive, moment après moment, dans l’espérance du retour de son Seigneur et qui en prépare les voies par son intercession fidèle. C’est là ce qu’il entend faire de Bad-Boll. « Si votre amour chrétien, dit-il à ses amis, si votre attachement mutuel n’est pas fondé sur la certitude de la parousie (1), ils sont sans valeur. » Boll, la maison où l’on attend le Christ. Ainsi le veut le fils du fondateur.

C’est à son gré la seule espérance qui ne trompe point.

[187] En automne 1914 la guerre mondiale est pour lui, à bien des égards, une surprise : quelques mois auparavant, il était encore certain que la paix ne serait pas troublée.

Le déchaînement de la catastrophe lui est surtout une amère déception.

Son attente du Royaume n’en est pas ébranlée. Pour lui, le terrible conflit qui jette les peuples les uns contre les autres est un jugement de Dieu sur le monde ; un châtiment qui devait punir l’égoïsme dans lequel se sont plongés individus et collectivités. Dure leçon que le Père donne à ses enfants révoltés et dont chacun doit retenir quelque chose. Il est vain de chercher à tout prix « le » coupable pour lui jeter la pierre. Devant Dieu, tous sont responsables de la tragédie. Nous n’avons donc pas à juger les autres mais à nous repentir.

Les bulletins de victoire du Grand Quartier Général lui causent une indicible souffrance, et il ne s’en cache pas. « Nous réjouir des succès, des massacres, des milliers d’adversaires mis hors de combat ? Non : si nous sommes chrétiens, nous ne le pouvons pas ! »

Il pense, lui, à une tout autre guerre : celle de Dieu ; à une victoire différente : celle du [188] Christ. Seul, au sens propre du mot, Il est et Il sera le Vainqueur. Pour Lui, par Lui une humanité nouvelle doit naître : celle des hommes régénérés, qui auront traversé sans faiblir la grande tribulation.

« Si vous n’avez été changés et n’êtes devenus semblables aux enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » Commentant ce texte de saint Matthieu (18,3) dans son avant-dernière prédication, Christophe disait : Ce qu’il faut pour le Royaume, ce ne sont pas de « grands hommes », mais des êtres confiants comme des enfants. Rester un enfant par sa foi totale dans le Père, même si l’on est un personnage en vue, voilà ce que Dieu demande de nous.

Tant que ses forces le lui permettent, Blumhardt prêche encore à Boll chaque semaine, le samedi et le dimanche.

Au bout de peu d’années, pourtant, il se voit contraint de renoncer même à cette modeste activité. Cantonné à Wieseneck, il n’y vit pas en ermite. Renseigné sur tout ce qui se passe dans le monde, il mène une existence de prière, œuvrant de façon peu commune par l’intercession.

Le 30 septembre 1917, une première attaque le terrasse et le laisse très diminué physiquement.

[189] Il est là, maintenant, le corps brisé mais l’esprit lucide, remuant à peine les lèvres, priant sans relâche pour tous. Les rares amis qui peuvent l’approcher ont l’impression de respirer déjà l’atmosphère sereine du ciel.

À la fin de juillet 1919, les forces déclinent de façon rapide. Dans la nuit du 2 août, il s’endort dans la paix.

Longtemps auparavant déjà, Christophe avait exprimé le désir d’être enseveli dans le petit cimetière, privé, de Bad-Boll, à un endroit qu’il affectionnait particulièrement. Le 6 août, on amène sa dépouille mortelle de Jebenhausen, en un cortège qui, par la profusion de fleurs, rappelle plus une fête nuptiale qu’une cérémonie de deuil.

Faisant violence aux dernières volontés du défunt, des représentants du parti socialiste apportent un message. Ils tiennent à saluer en Blumhardt l’homme loyal par excellence, le chrétien qui a mis en pratique l’amour dont il parlait, le prophète qui a vu très loin dans l’avenir.

À peu de distance de la maison qui lui était chère, le champ de repos est là, sur un tertre, clôturé de haies vives. La vue s’étend sur toute la campagne wurtembergeoise, sur les vastes forêts, jusqu’aux Alpes de Souabe qui ferment l’horizon.

[190] C’est là qu’il repose, au centre comme il l’a demandé, en face de la tombe de son père.

Deux vainqueurs de la foi, demeurés invaincus même dans la mort.

La lourde pierre grise porte ces mots :

« Maintenant déjà le Christ a remporté la victoire.
Un jour le monde entier
Lui appartiendra. »


(1) Terme théologique désignant le retour du Christ à la fin des temps.