Edmond Grin, Jean-Christophe Blumhardt et son fils, Labor et Fides, 1952, pp. 5-10
[5] Préface
Un an après l’effondrement de l’Allemagne nazie, nous arrivions pour la première fois, ma femme et moi, à Bad-Boll. Nous ne savions alors pas grand-chose des Blumhardt. Nous étions appelés par l’Académie évangélique que l’évêque Wurm et le pasteur Eb. Müller venaient de fonder. Ces hommes avaient compris la leçon des événements : si une telle vague de paganisme avait pu triompher dans leur pays, c’est que depuis longtemps déjà l’Église s’était repliée dans l’abstraction théologique et l’étroitesse de ses formes traditionnelles, qu’elle avait perdu de son influence sur la vie culturelle, politique, économique et sociale. Pour assumer ses responsabilités au lendemain d’une pareille catastrophe, l’Église ne pouvait plus se contenter de prêcher dans ses temples ; elle devait renouveler ses méthodes, reprendre contact avec la réalité, toucher un à un, personnellement, des hommes de chaque profession, les grouper en vraie communauté, les guider dans la construction d’une société plus fidèle à Jésus-Christ.
[6] Nous avons vite compris pourquoi Bad-Boll avait été choisi comme lieu de ces rencontres professionnelles qui devaient bientôt se révéler si fécondes : la grâce y était en quelque sorte accrochée aux murs ; un message prophétique y avait retenti ; le Saint-Esprit s’y était manifesté avec puissance ; la communion des saints y avait été une réalité. À chaque pas, le rayonnement des Blumhardt nous paraissait plus vivant. Avec l’évêque morave, réfugié de l’Est, nous sommes allés au cimetière, nous recueillir sur leurs tombes ; à la bibliothèque, nous avons écouté le vieux M. Lavater évoquer avec ferveur les souvenirs de leur temps ; nous nous sommes mis à lire des livres sur eux : plus nous apprenions à les connaître, plus nous sentions que Dieu nous parlait encore par eux, que les événements récents rendaient plus saisissant encore le message de leur vie.
Un livre comme celui que vous allez lire est aussi une occasion de rencontre personnelle. Telle est, manifestement, l’intention de l’auteur. Bien que professeur, il l’a écrit en pasteur plus qu’en théologien. Avec une sobriété voulue, laissant parler les faits et les Blumhardt eux-mêmes, il s’est appliqué à faire vivre pour nous la personne si puissante de ces deux hommes de Dieu. En lisant ce livre, nous nous incorporons en quelque sorte à ces foules innombrables qui ont pris jadis le chemin de Möttlingen, puis de Bad-Boll.
[7] Que cherchaient-elles, ces foules ? non des idées abstraites, non un système théologique, non une Église nouvelle, mais un homme revêtu de la puissance de l’Esprit, un homme saisi par Dieu et entraîné, presque malgré lui, loin des pieuses routines, vers un ministère singulièrement révolutionnaire et fécond. À les voir accourir, nous constatons cette tragique réalité : alors que les gens d’Église, si souvent, se lamentent sur la prétendue indifférence religieuse de leurs contemporains, ceux-ci sont au contraire tout chargés d’angoisses, en quête de quelqu’un qui puisse vraiment y répondre. Blessés par l’injustice de la société, touchés par la maladie ou le chagrin, chargés de problèmes, tourmentés par le mystère de la vie et de la mort, atrocement seuls, même au sein de nos paroisses, sentant confusément combien sont puissantes, chez les individus comme dans le monde, ces forces stratégiques du mal que l’Évangile appelle Satan et les démons, bien plus, les sentant à l’œuvre en eux-mêmes, rongés de remords qu’ils ne savent à qui confesser, ils sont tous, consciemment ou non, à la recherche de la grâce.
Qu’un homme surgisse, apte à la dispenser, à exercer une cure d’âme vivante, profonde, authentique, efficace, et l’on voit affluer toutes ces misères cachées, tous ces hommes qui, à tort ou à raison, ne trouvent pas dans l’Église traditionnelle ce qu’ils cherchent ; parce qu’elle n’est pas une vraie communauté ; parce qu’ils [8] ne comprennent pas son langage ; parce qu’elle leur paraît en dehors de la vie réelle.
Est-ce à dire qu’un véritable ministère de cure d’âme exige des dons exceptionnels ou de savantes études de psychologie ? je ne le crois pas. Ni les Évangiles, ni l’exemple de l’Église primitive, ni celui tout récent des Blumhardt, ni beaucoup d’autres, comme celui du curé d’Ars, ne le donnent à penser. On le verra dans ce livre : ce qui y a conduit les Blumhardt, c’est seulement d’avoir vraiment écouté Dieu, de l’avoir pris au sérieux, d’avoir pris au sérieux Satan, et aussi l’Écriture et ses promesses. « En elle, écrit Christophe Blumhardt, je me sens interpellé par Dieu. »
Dieu parle. Il n’a pas parlé autrefois seulement, Il parle aujourd’hui. C’est au contact d’un tel « interpellé » que nous nous sentons interpellé à notre tour, et ce sont là les moments décisifs de notre vie, ceux qui la bouleversent et nous ouvrent les portes du Royaume de Dieu. La cure d’âme, c’est cela ; c’est conduire les hommes à ce dialogue personnel avec Dieu, les y conduire, non par des exhortations, mais en affrontant nous-même cette terrible interpellation. Cela mène tout droit à la confession, si gravement tombée en désuétude dans nos Églises protestantes modernes, et à l’expérience de la grâce sous son triple aspect : le pardon de Dieu, l’inspiration de Dieu, et la puissance de Dieu.
[9] Dieu agit. Il n’a pas agi autrefois seulement, Il agit aujourd’hui. C’est ce Dieu agissant, c’est cette foi réelle et non académique que les foules venaient chercher auprès des Blumhardt et que nous cherchons aussi en écoutant leurs expériences. Des âmes étaient libérées, des vies étaient transformées, des démons étaient chassés, des malades étaient guéris, d’autres trouvaient un bien plus précieux que la santé. Car le rêve utopique de la guérison universelle serait un Évangile sans la Croix. Les Blumhardt ont su résister à cette tentation magique, à vouloir s’emparer de cette puissance divine, la prendre à notre service au lieu de nous mettre au service de Dieu. Jamais ils n’ont opposé la foi à la médecine comme le pasteur Gottlob Barth le fait dans un passage cité dans ce livre.
Comme dans l’Évangile, les guérisons des Blumhardt n’ont point été un but poursuivi pour lui-même, mais un témoignage de la puissance de Dieu manifestée en Jésus-Christ : « Jésus est vainqueur ! » Si nous cherchons un homme, si nous cherchons dans ce livre une rencontre personnelle avec Blumhardt, père ou fils, il nous conduit, comme tous les pélerins de Möttlingen et de Bad-Boll, à la rencontre personnelle avec l’Homme unique, avec Jésus-Christ. La psychothérapie moderne en arrive aujourd’hui à voir dans le « contact personnel », dans la « communication existentielle » [10] entre médecin et malade le facteur décisif de la cure ; la cure d’âme, c’est le « contact personnel », la « communication existentielle » avec Jésus-Christ.
Dr Paul Tournier
Genève, 7 août 1952