Karl Barth, « Justification divine et justice humaine », Foi et vie : Cahier biblique, n°5, 1939, p. 2-48 est un texte extrêmement rare en français ! Mettre la main dessus n’a pas été une mince affaire : la bibliothèque de l’Institut protestant de théologie à Paris n’a par exemple qu’une copie en fac-simile de ce numéro… et il n’a jamais été réédité à notre connaissance ! Quoi qu’il en soit : c’est un texte important de Barth où, dans les mots de Casalis, « il rompt une fois pour toute avec le dualisme politique des luthériens ».
Publié en 1938, le titre original allemand est « Rechtfertigung und Recht ». La traduction française, bien que anonyme, doit être de Pierre Maury, qui a quelque peu tordu le sens du titre originel qu’on devrait plutôt traduire « Justification et droit ». C’est d’ailleurs comme ça que les auteurs qui parlent de Barth nomment habituellement ce texte : Henry Mottu dans « Le pasteur rouge de Safenwil », in Un itinéraire théologique, Faculté de théologie de Lausanne, 2004, p. 20 ou Georges Casalis dans Portrait de Karl Barth, Labor et Fides, 1960, p. 114. Connaissaient-ils d’ailleurs l’existence de cette traduction ? Quand on voit la rareté de ce numéro de Foi et vie, on peut se dire qu’ils n’en savaient certainement rien !
Ce texte est à mettre en dialogue avec un texte postérieur de Barth : Communauté chrétienne et communauté civile, paru en allemand en 1946 et traduit en français en 1947. Ces textes sont d’ailleurs édités ensemble chez Theologischer Verlag Zürich. On signalera qu’entre ces deux textes de 1938 et 1946, Barth a donné deux conférences qui s’inscrivent dans le même mouvement et complètent la réflexion dans son ensemble : « Au nom de Dieu Tout-Puissant ! » (1941) et « Espérance et responsabilité de l’Église » (1944). On peut les retrouver dans Karl Barth, Une voix suisse, Labor et Fides ; Je sers, 1944, 142 p. : pp. 53-86 et pp. 111-142.
La pagination est reproduite entre crochets. Nous avons procédé à quelques retouches typographiques. Les mots grecs doivent encore être revérifiés – il y a de nombreuses coquilles dues à l’imprimeur. Nous avons renuméroté les notes de 1 à 7 par soucis de clarté : elles étaient originellement numérotées par pages.
[2] Justification divine et justice humaine
Notre titre : Justification divine et Justice humaine, pose une question : Existe-t-il un rapport entre la réalité de la justification du pécheur par la foi, justification accomplie une fois pour toutes par Dieu en Christ, et le problème de la justice humaine, le problème du droit ? Ce rapport est-il un rapport intérieur et nécessaire, si bien que, en quelque sens, le droit humain devienne, comme la justification divine et en même temps qu’elle, l’objet de la foi chrétienne, de la responsabilité chrétienne, de la confession de l’Église chrétienne ?
La question peut être posée en faisant intervenir d’autres concepts. On peut demander : le problème de l’ordre, de cet ordre qui n’est plus ou n’est pas encore le Royaume de Dieu ; le problème de la paix, de cette paix qui n’est plus ou n’est pas encore l’éternelle paix de Dieu ; le problème de la liberté, de cette liberté qui n’est plus ou n’est pas encore la liberté des enfants de Dieu, tous ces problèmes relèvent-ils du domaine de la « nouvelle création » de l’homme par la Parole de Dieu, appartiennent-ils à la sanctification de l’homme par le Saint-Esprit ? Existe-t-il, même en admettant toutes les différences possibles, une liaison intérieure et nécessaire entre le service de Dieu (indiqué notamment dans Jacques 1,27) avec, à côté de lui, ce que nous appelons volontiers le « service divin », le culte, d’une part, et un autre service, une sorte de service « politique » de Dieu, d’autre part, qui consisterait, en termes très généraux, à examiner tous les problèmes suscités par l’existence de la [3] justice humaine, du droit, ou plutôt qui consisterait à reconnaitre, à exiger, à défendre, à répandre ce droit – et cela, non pas en dépit de la justification divine, mais précisément à cause d’elle ? En quel sens peut-on et doit-on suivre Zwingli, qui, pour les distinguer, mais aussi pour les unir, parle dans une seule formule de la justice divine et de la justice humaine.
Remarquons-le, l’intérêt de cette question commence là où cesse, ou plus exactement là où faiblit l’intérêt essentiel des confessions de foi de la Réforme, ou en général de la théologie de la Réforme. Que les deux réalités existent : la justification divine et la justice humaine, la prédication de Jésus-Christ, la foi en lui, et la charge et la fonction des autorités politiques, la mission de l’Église et la mission de l’État, la vie cachée du chrétien en Dieu et cependant sa vie civique et civile ; certes, les Réformateurs l’ont su et fortement souligné. Ils se sont même donné beaucoup de peine pour marquer que ces deux ordres de réalités ne se contredisent pas et qu’ils peuvent très bien subsister avec leur valeur propre l’un à côté de l’autre. Mais il est incontestable aussi qu’ils ne nous ont pas dit, en ce domaine, tout ce que nous pouvions attendre. Luther, en tout cas, dans son Écrit sur les autorités de ce monde (1523), mais Calvin aussi, dans le chapitre magistral qui termine son Institution. Car il ne nous suffit pas de savoir que l’une de ces réalités ne contredit pas l’autre : avant tout, il nous faut savoir comment toutes deux sont jointes. Or, à cette question, les Réformateurs n’ont pas donné de réponse, ou plutôt leurs réponses sont allusives et fort insuffisantes. Ils reconnaissaient bien qu’il se pose ici un problème ; ils l’ont même fait avec une insistance hautement polémique ; mais ils n’ont pas montré comment ce problème trouve une réponse au cœur même du message chrétien qu’ils exposaient par ailleurs avec tant de force. Quelle que soit l’attitude que l’on adopte vis-à-vis du dernier chapitre de l’Institution, « Du Gouvernement civil » (et nous sommes quant à nous disposés à en adopter une très positive) il est [4] certain qu’il donne l’impression d’être, dans l’examen du domaine où il nous introduit, fort éloigné des parties antérieures de l’ouvrage, en particulier des Livres II et III avec leurs affirmations cardinales sur Jésus-Christ et le Saint-Esprit, le péché et la grâce, la foi et la repentance. Car, malgré toutes les richesses qu’il contient, on ne trouve dans ce chapitre que des indications très minimes sur le sens dans lequel ce gouvernement civil appartient, conformément au titre général du livre, aux « moyens extérieurs, ou aides dont Dieu se sert pour nous convier à Jésus-Christ, son Fils, et nous retenir en luy ». Il en est exactement de même pour les exposés correspondants de Luther et de Zwingli, et aussi pour les confessions de foi luthériennes et réformées. Que l’autorité et la loi reposent sur une ordination particulière de la Providence divine, ordination rendue nécessaire par le péché non encore anéanti, pour protéger dans une certaine mesure l’humanité des manifestations et des conséquences les plus saisissables de ce péché, et que donc il faille accueillir cette autorité et cette loi avec reconnaissance et respect : ce sont là, certes, pensées correctes et bibliques, mais qui ne suffisent point à rendre visible le rapport entre ces réalités « politiques » et l’autre réalité, celle de la justification dans laquelle la Réforme a montré et souligné la cause dernière et unique de la foi et de la confession de la foi. Qu’entend Calvin quand, d’une part, il affirme « que le Royaume spirituel de Christ et l’ordonnance civile sont choses fort distantes l’une de l’autre » (Institution IV, 20, 1), et que d’autre part (Institution 20, 5 sqq.), par deux fois il utilise le Psaume 2,10 sqq. pour indiquer la subordination à Christ de tous ceux qui détiennent le pouvoir, ou quand il désigne le résultat idéal de cette ordination divine comme une police chrétienne (Institution 20, 14) ? Dans quelle mesure peut-on employer ici le mot chrétien ? Qu’est-ce que Christ a à faire ici ? C’est la question qu’on se pose et à laquelle on ne reçoit pas de réponse, comme si le dernier mot ne pouvait être en cette matière qu’une action particulière d’une Providence générale et en un certain sens anonyme. De même, quand [5] Zwingli (1) énonce cette vigoureuse affirmation : « La puissance de ce monde possède force et assurance par la doctrine et l’action de Christ », il est bien décevant de le voir ensuite se borner à la fonder par le rappel de la phrase du Christ ordonnant (d’après Matthieu 22,21) de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, ordre confirmé par le paiement des deux drachmes (Matthieu 17,24) (2). Certes, ces considérations sont en elles-mêmes fort justes, mais, affirmées ainsi isolément, elles nous proposent, malgré la référence au texte évangélique, un fondement dans la Loi et non dans l’Évangile.
Il n’est pas possible de méconnaitre, ni d’accepter facilement cette lacune dans l’enseignement des Pères de notre Église ; je veux dire l’absence d’un fondement évangélique – c’est-à-dire, au sens le plus étroit, christologique – à cette partie de leur confession de foi. Qu’ils n’aient voulu présenter ici qu’un enseignement biblique, cela est hors de question. Mais quelque chose demeure en question : dans quelle mesure, introduisant ces données bibliques dans leur confession de foi, ont-ils suivi la ligne à laquelle, par ailleurs, ils demeuraient si fermement attachés ? Ont-ils notamment fondé la justice humaine, le droit sur la justification divine, la puissance politique sur la puissance de Christ, ou bien n’ont-ils pas, ici, secrètement construit sur un autre fondement, et donc, malgré tout leur biblicisme apparent, n’ont-ils pas, en fait, négligé ou méconnu la donnée biblique fondamentale ?
Si tel fut leur cas, les conséquences étaient inévitables : je veux dire, si la pensée du droit humain se trouvait ainsi simplement juxtaposée à la connaissance de la justification divine, au lieu de lui être unie essentiellement, deux attitudes devenaient possibles. Ou bien, d’une part, purifier, dans une certaine mesure, la connaissance de la justification divine de cette adjonction étrangère, et fonder sur elle [6] seule une prédication et une Église très spirituelles qui attendraient tout de Dieu dans le sens le plus intérieur et qui, cependant, contesteraient en fait ce « tout », puisqu’elles cesseraient de chercher et de trouver un passage entre le monde des questions humaines sur le droit, sur le juste et l’injuste, et le Royaume de Dieu, le pardon des péchés et la sanctification. Ou bien, d’autre part, prendre en sérieuse considération la question du droit humain, la relier peut-être encore à la Providence divine générale, mais, oubliant ou supprimant la juxtaposition, si fortement établie par le calvinisme, du droit et de la justification, construire une prédication séculière du droit humain, une église séculière dans lesquelles, en dépit de toute emphatique mention de Dieu, inévitablement, on n’entendrait plus sous le nom de Dieu le Père de Jésus-Christ, et dans lesquelles donc la justice et le droit humains proclamés ne seraient, en aucun cas, la justice de Dieu. Ces deux possibilités, la stérilité piétiste d’une part, la stérilité du siècle des lumières de l’autre, se sont visiblement, et de bien des façons, réalisées dans l’Église protestante depuis la Réforme. Souvenons-nous seulement qu’incontestablement, cela tient à l’existence d’une certaine lacune dans l’enseignement des Réformateurs.
Or, nous vivons aujourd’hui une époque où, d’une part, sur le terrain de l’Église, la question de la justification divine, et où, d’autre part, dans la vie politique, la question du droit humain, se trouvent posées avec une particularité et une acuité nouvelles. Dans ces deux domaines, des évolutions aux conséquences incalculables commencent de se manifester. Il est donc temps d’abord de nous rappeler que la justification et le droit, ou encore le Royaume de Christ et les autres royaumes, ou encore l’Église et l’État, ont été effectivement juxtaposés dans les confessions de foi de la Réforme et que les Réformateurs ont considéré la vie dans l’un et l’autre de ces domaines comme constituant un unique service de Dieu en Esprit et en vérité. Seulement si, aujourd’hui, nous ne voulons pas en revenir [7] aux stériles et dangereuses séparations que nous avons signalées, il ne nous suffira pas de nous rappeler la Réforme, de répéter les formules dans lesquelles elle a rapproché, juxtaposé seulement, ces deux domaines, ou d’évoquer les conceptions réformées de l’État avec plus ou moins de fidélité historique et de sentimentalité rétrospective, comme si la lacune signalée n’existait pas, comme si la doctrine des Réformateurs ne portait pas en elle-même, par la présence de cette lacune, le risque et la tentation de ces séparations stériles et dangereuses. Si le dynamisme particulier de notre temps doit devenir pour nous une occasion de salut et non de perdition, la question doit nécessairement être posée et résolue : existe-t-il un rapport intérieur et nécessaire entre ces deux domaines ?
Nous essaierons de répondre à cette question bibliquement, ou plus exactement : néotestamentairement. Car le caractère problématique de la solution des Réformateurs tient au caractère problématique de leur fondement scripturaire en ces matières. Si nous voulons aujourd’hui avancer dans ce domaine, ce ne peut être que par un retour à l’Écriture. C’est ce que nous allons partiellement tenter dans ce travail (3).
Je commencerai par rappeler sommairement les affirmations du théologien Karl-Ludwig Schmidt, qui me paraissent constituer l’étude théologique récente la plus importante en cette matière. Elles sont contenues dans sa leçon d’ouverture à l’Université de Bâle, le 2 décembre 1936, sous ce titre : « L’opposition de l’Église et de l’État dans la communauté du Nouveau Testament. » Pour lui, l’enseignement fondamental de l’Église sur ses rapports avec l’État consiste dans « l’image éblouissante de Christ élevé sur la Croix par les autorités de son peuple ». Quel est cet État ? L’une des « puissances » (έξουσίαι) de [8] ce « siècle présent », de cet « éon » où nous vivons, éon toujours menacé d’être démonisé, c’est-à-dire de se poser en absolu. Et en face de cet État, qu’est-ce que l’Église ? Le πολίτευμα spécifique des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, en soi et hic et nunc totalement caché, donc une « communauté d’étrangers » en exil (παροίχια) installée dans le domaine étranger de l’État. Mais la solidarité de la détresse et de la mort unit les chrétiens avec les porteurs de la puissance de l’État comme avec tous les hommes. Même quand l’Église préfère être persécutée par l’État devenu la « bête de l’abime », plutôt que de collaborer à la divinisation de César, elle se sait encore responsable pour l’État et pour César et elle manifeste cette responsabilité par son « service de vigilance prophétique » maintenu en toutes circonstances et qui culmine de façon décisive dans la prière pour l’État et pour ses fonctionnaires.
L’exposé de Schmidt concerne expressément une partie seulement du problème de l’Église et de l’État tel qu’il est posé dans le Nouveau Testament ; à savoir, l’opposition de ces deux domaines. Or, il faut constater que le Nouveau Testament indique inévitablement une série d’autres points de vue qui sont d’une extrême importance quant à notre question : à savoir, le rapport positif de ces deux domaines. Ceci est tellement clair que je me bornerai, dans ce qui suit, à suivre l’ordre des réflexions de Schmidt.
1. L’Église et l’État en face l’un de l’autre
Je tiens, moi aussi, pour juste et important, de rappeler d’abord la situation de Jésus en face de Pilate. Autant que je sache, la Réforme, dans sa doctrine de l’Église et de l’État, a retenu seulement, dans les textes évangéliques relativement très suggestifs sur cette rencontre entre Jésus et le procurateur, la phrase de Jean 18,36 : « Mon [9] royaume n’est pas de ce monde. » Une référence trop insistante à Pilate lui eût sans doute paru ruineuse pour la position qu’elle adoptait vis-à-vis du prince électeur de Saxe ou des Conseils de Zürich ou de Genève. Mais les Réformateurs ont-ils bien vu clair ici ? Cette référence eût-elle été aussi ruineuse pour les rapports qu’ils cherchaient à établir avec l’État ? Ne les eût-elle pas, au contraire, mieux fondés ? De toute façon, il faut reprendre la tentative qu’ils n’ont pas menée à bien (4).
En fait, dans cette rencontre, deux choses sont d’une évidence suffisamment éblouissante : l’État dans sa démonisation, et donc avec son caractère de puissance, du « siècle présent », d’une part ; le caractère étranger de l’Église dans ce même « siècle présent », d’autre part. Si les « princes » – les « archontes » – de ce siècle, avaient connu la sagesse de Dieu « que nous, nous prêchons aux parfaits, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire ». « Ils montraient ainsi qu’ils ne l’ont pas connu » (1 Corinthiens 2,6) (5). [10] Mais cette opposition entre l’Église et l’État n’est pas le seul enseignement que la communauté chrétienne peut retirer des textes relatifs à la rencontre de Jésus et de Pilate.
Je me réfère avant tout à Jean 19,11. Jésus y confirme expressément à Pilate, que le « pouvoir » (έξουσία) qu’il possède sur lui n’est pas fortuit, mais lui est donné « d’En-Haut ». Ce pouvoir n’est nullement en lui-même et comme tel une puissance du mal, une manifestation de l’inimitié contre Jésus et contre sa prétention messianique. Pilate lui-même le dit au verset 10 : « J’ai le pouvoir de délivrer et j’ai le pouvoir de crucifier. » Ce pouvoir, en tant que donné par Dieu et sans perdre son caractère, pouvait être employé vis-à-vis de Jésus d’une façon ou de l’autre. Certes, si Pilate avait libéré Jésus, sa sentence n’aurait nullement signifié la légitimation de Jésus comme le roi « qui est né et venu dans le monde pour témoigner de la vérité » (Jean 18,37). Une pareille légitimation ne pouvait et ne peut jamais être l’affaire d’aucun Pilate. L’État est neutre dans la question de la vérité. « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jean 18,38). Mais cette sentence – et donc la connaissance que peuvent avoir « les archontes de ce siècle » – eût signifié la possibilité d’annoncer ouvertement, parmi les hommes, la seule vraie légitimation de Jésus et de sa prétention à la royauté ; autrement dit, elle eût signifié la liberté juridique de prêcher la justification. Or, Pilate n’a pas délivré Jésus. Il a employé son pouvoir pour le crucifier. Mais Jésus a expressément reconnu que ce pouvoir-là aussi lui était donné par Dieu. L’Évangéliste, en rapportant cette phrase, entendait-il que Pilate était ainsi soumis à la volonté et à la décision d’une Providence divine générale ? Ou bien estimait-il important de constater, dans cet autre usage que Pilate a fait de son autorité, qu’au lieu de prononcer le droit, c’est sous le vêtement, sous le masque du droit [11] qu’il a laissé libre cours à l’injustice ? Voulait-il uniquement, ou du moins avant tout, souligner ici que l’État, par sa déposition, se tourne contre l’Église ? Non ; mais bien que ce qui s’est passé à ce moment-là, dans cet usage-là du « pouvoir », accordé d’En-Haut à l’homme d’État, c’était la seule chose possible, la seule qui pouvait arriver pour accomplir la volonté miséricordieuse du Père de Jésus-Christ. Précisément, en laissant libre cours à l’injustice (toujours sous le masque ou le vêtement du droit, en usant du pouvoir que Dieu lui avait donné), Pilate était l’instrument humain de la justification de l’homme pécheur, accomplie une fois pour toutes par cette crucifixion.
Rappelons la signification immense de tout ce processus à la lumière du message paulinien. Quand il retire Jésus des mains des Juifs pour le faire fouetter et crucifier, Pilate est, pour ainsi dire, un représentant des païens ; il manifeste la solidarité de ceux-ci avec le péché d’Israël et les introduit par là même dans la communion de la promesse faite à Israël. Qu’eût été la protection juridique quelconque que l’État aurait pu et dû donner alors à l’Église, à côté de cette action dans laquelle, à vues humaines, le Gouverneur romain est précisément devenu le fondateur de l’Église ! N’est-ce pas comme fondateur de l’Église que cet État s’est affirmé expressément, par exemple, dans le témoignage du Centurion au pied de la Croix (Marc 15,39), qui précède toutes les confessions ecclésiastiques ? Il y a là un autre enseignement que l’Église pourrait tirer aussi de la rencontre de Jésus et de Pilate : à savoir que, précisément, l’État démonisé peut vouloir le mal afin d’être contraint de faire ensuite, et de façon éminente, le bien. L’État, même démonisé, ne peut échapper au service qu’il doit rendre. Il ne peut davantage s’y soustraire ici que dans Luc 13,1-5, où le même Pilate, devenu meurtrier de jeunes Galiléens, est devenu en même temps l’instrument de l’appel à la repentance ; comme la tour, également meurtrière, de Siloé. Voilà pourquoi, précisément, [12] l’État ne peut jamais perdre sa dignité. Voilà pourquoi, d’après le Nouveau Testament, il faut, en toutes circonstances, rendre honneur à ses représentants (Romains 13,8 ; 1 Pierre 2,17).
C’est dans le même sens que l’épisode de Barabbas oriente la réflexion. Que fait Pilate en libérant Barabbas, ce « prisonnier fameux » (Matthieu 27,16), « qui avait été mis en prison pour sédition et pour meurtre » (Luc 23,25), et en abandonnant à la flagellation et à la crucifixion Jésus, qu’il a lui-même reconnu innocent ? Toute l’étrangeté de cette justice ne saurait nous faire méconnaitre une chose, c’est que les premiers lecteurs de l’Évangile ne pouvaient, dans cette action de l’homme d’État, découvrir autre chose que l’action de Dieu par laquelle « Celui qui n’avait point connu le péché avait été fait péché pour nous, afin que nous devinssions en lui justice de Dieu » (2 Corinthiens 5,21). Que fait ici ce juge humain suprêmement injuste ? Il accomplit, de façon éminente, directement, la parole du Juge divin suprêmement juste. Où serait l’Église, s’il n’y avait pas ce Barabbas, libéré à la place de l’innocent Jésus, si donc il n’y avait pas cet État démonisé ?
Mais une dernière indication est à retenir des textes relatifs à Pilate. Jésus n’a pas été condamné comme un « roi des Juifs », dangereux pour l’État, – quoique, d’après Matthieu 27,11 et Marc 15,2, il se soit lui-même reconnu roi. – À strictement parler, Jésus n’a même pas été condamné. Les quatre évangiles sont d’accord pour affirmer que Pilate l’a reconnu innocent, a vu en lui un juste (Matthieu 27,19, 24 ; Marc 15,14 ; Luc 28,14, 15, 22 ; Jean 18,38 ; 19,4, 6.) Le rapport avec la justification apparait visiblement ici aussi : c’est le même Pilate, contraint de devenir l’instrument de la mise à mort de Jésus, décidée par Dieu pour la justification de l’homme pécheur, contraint d’ordonner la libération du meurtrier Barabbas, c’est le même Pilate qui doit aussi confirmer, expressément et ouvertement, la présupposition de tout [13] l’évènement : à savoir l’innocence de Christ, et – bien entendu ! – c’est par là même qu’il accomplit sa fonction spécifique. « Pilate cherchait à le délivrer » (Jean 18,12). Car son affaire, c’était ce jugement de libération (qu’il n’a d’ailleurs pas rendu). En le rendant, l’État eût montré son vrai visage. En le prononçant, il eût accordé à l’Église une protection légale ! Que ceci ne se soit pas produit en fait, les évangélistes l’ont incontestablement considéré comme un écart de Pilate hors de sa ligne normale, comme une défaillance de l’État. Il livra Jésus à la crucifixion « parce qu’il voulait satisfaire la foule » (Marc 15,15). L’accusation politique portée contre Jésus était en elle-même pour Pilate évidemment sans objet, « mais il prononça que ce qu’ils demandaient fût fait » (Luc 23,24). « Prenez-le vous-même et le crucifiez » (Jean 19,6). Cette décision n’avait rien à faire avec le droit de l’État, ni avec l’énoncé de ce droit. Les Juifs eux-mêmes l’ont confirmé : « Nous avons une Loi et, d’après cette loi, il doit mourir. »Jean 19,7). Ce n’est pas d’après la loi de l’État, mais en dépit de cette loi, d’après une tout autre loi et par un déni de justice, que Jésus a dû mourir. « Vous, les Juifs, vous avez tué Jésus ! », est-il dit partout dans le Nouveau Testament – à l’exception de 1 Corinthiens 2,8 – (Actes 2,23 ; 3,15 ; 7,52 ; 1 Thessaloniciens 2,15). Dans cette rencontre de Pilate et de Jésus, incontestablement, l’État démonisé n’est pas trop, mais trop peu État, un État qui, au moment décisif, renonce à se demeurer fidèle. Est-ce l’absolutisation de l’État ? Si Pilate s’était pris vraiment au sérieux en tant que représentant de l’État, il aurait dû employer son pouvoir autrement qu’il ne l’a fait. Qu’il l’ait employé comme il l’a fait, ne peut empêcher que ce pouvoir lui était réellement donné d’En-Haut. Il ne pouvait l’employer comme il l’a fait qu’en opposition à sa véritable fonction. Sous le vêtement du droit, il a foulé aux pieds le droit qu’il devait exalter ; il a désobéi à sa mission, il a trahi sa charge. Certes, en infléchissant ainsi le droit, il est devenu l’involontaire agent et prédicateur de la [14] justification divine ; mais il montre en même temps qu’un énoncé du droit humain véritable, qu’une démonstration réelle du vrai visage de l’État, eussent véritablement dû consister à reconnaitre légitime la libre et consciente prédication de la justification divine, du Royaume de Dieu qui n’est pas de ce monde.
Nous conserverons toujours présente à l’esprit cette détermination doublement positive de la rencontre de ces deux domaines, telle qu’elle apparait dans ce cas critique. Précisément, en se souvenant de ce cas critique, il n’est pas possible de dire que l’ordre de l’État « n’a rien à faire avec les ordres de la rédemption », que, avec l’État, nous nous trouvons dans le domaine du premier et non du second article du Credo. Non, précisément, Ponce Pilate appartient au Credo, et justement à son deuxième article.
2. L’essence de l’État
Sur ce sujet, le texte de Romains 13,1-7 a toujours été tenu pour fort important. Mais il est étrange que ce soit tout récemment seulement qu’on en ait souligné un caractère évident : le mot έξουσίαι, « les puissances », que Paul y emploie comme dans Tite 3,1, que Luc a utilisé occasionnellement (12,11), pour désigner les autorités politiques, désigne partout, dans le Nouveau Testament, où il apparait au pluriel ou au singulier avec πάσα (1 Corinthiens 15,24 ; Colossiens 1,16 ; 2,10, 15 ; Éphésiens 1,21 ; 3,10 ; 6,12 ; 1 Pierre 3,22), un groupe de ces puissances angéliques si caractéristiques de la conception biblique du monde et de l’homme. Les autorités (έξουσίαι) comme les dominations (άρχαι) ou les archontes (άρχοντες), les puissances (δυυάμεις), les trônes (θρόνοι), les dignités (χοπιοτμτες), les anges (άγγελοι), etc., et toutes ces réalités difficiles à distinguer (vraisemblablement assumables toutes sous le concept d’espèce : anges (άγγελοι), constituent des puissances créées, mais invisibles, spirituelles et célestes, [15] qui possèdent, dans et au-dessus du reste de la création, une sorte d’autonomie, et, dans cette autonomie, une certaine dignité, tâche et fonction supérieure ; elles exercent aussi une certaine influence concrète.
Il est très probable, d’après leur vocabulaire même, que les communautés néo-testamentaires, quand elles pensaient à l’État, à « César » ou au « Roi », à leurs représentants et à leur activité, avaient dans l’esprit l’image d’une puissance angélique, représentée par cet État et active en lui. Nous avons rencontré le concept d’έξουσία au singulier pour désigner le pouvoir accordé à Pilate de libérer Jésus ou de le crucifier. De même, le concept d’ « archonte », dans 1 Corinthiens 2,8, fait songer à l’État et à une puissance angélique. Qu’est-ce à dire ? On a affirmé, et avec raison : ainsi est-il démontré que l’État, institué par Dieu selon Romains 13 comme protecteur du droit, peut devenir l’État dominé par le Dragon, exigeant le culte de César, combattant les saints, blasphémant Dieu, la « bête de l’abime » d’Apocalypse 13, dominant le monde entier. Une puissance angélique peut précisément être dénaturée, pervertie jusqu’à devenir une puissance démoniaque. C’est évidemment ce qu’il est advenu de l’État de Pilate qui a crucifié Jésus. Quand Paul met en garde les chrétiens contre la séduction de ces puissances angéliques devenues démoniaques, contre le culte des anges (Colossiens 2,18), quand il les exhorte au combat contre les dominations, les puissances, les princes de ce monde de ténèbres et non pas contre la chair et le sang (Éphésiens 6,12), quand il les console en disant que tous ces pouvoirs ne sauraient nous séparer de l’amour de Christ (Romains 8,38 sqq.), quand il leur fait entrevoir leur destruction par Christ dans sa parousie (1 Corinthiens 15,24), toutes ces indications peuvent plus ou moins directement s’appliquer aux démons et aux démonies politiques.
Mais le dernier texte que nous venons de citer exige de la prudence. La constatation d’une opposition entre Christ et l’État ne devrait pas, même si nous nous souvenons [16] de la « bête de l’abime », être ici le dernier mot. Je tiens pour douteux que le verbe καταργέω de 1 Corinthiens 15,24 doive être traduit par anéantir, quoiqu’il ait certainement ce sens dans d’autres passages ; car, immédiatement ensuite, au verset 25, il est dit : « Il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. » Même image dans Philippiens 2,9 : « Et c’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus, tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre » ; dans Éphésiens 1,21 : « Il l’a fait assoir à sa droite dans les lieux célestes, au-dessus de tout pouvoir, de toute autorité, de toute puissance et souveraineté… », dans 1 Pierre 3,22 : « Jésus-Christ, lequel est à la droite de Dieu, étant monté au ciel, et à qui les anges, les principautés et les puissances sont assujettis. » C’est aussi l’image du passage particulièrement frappant : « Après avoir dépouillé les dominations et les puissances, il les a publiquement livrées en spectacle en triomphant d’elles en Christ » (Colossiens 2,15). Non pas d’être anéanties, mais contraintes par Dieu au service et à la glorification de Christ : telle est la fonction assignée aux puissances évangéliques rebelles, sanction qui devient visible dans la résurrection et la parousie de Christ. C’est à cette fonction ultime que correspond aussi le commencement et le milieu de leur histoire. Je ne vois pas bien comment on a pu écrire à leur sujet qu’elles représenteraient simplement « le monde vivant de soi-même et par soi-même et, comme tel, les antipodes et le contraire de la création ». D’après Colossiens 1,15, il apparait plutôt qu’ « elles ont été créées dans le Fils de Dieu comme dans l’image du Dieu invisible, par lui et pour lui », et, d’après Colossiens 2,10, que ce Fils de Dieu est leur Chef. Dès l’origine, elles sont à la disposition de Jésus-Christ. Son œuvre vaut aussi pour elles. « Il est apparu aux anges » (1 Timothée 3,16). La prédication de Paul aux païens a comme conséquence que, par l’Église, par la prédication [17] de l’Église, « la sagesse infiniment diverse de Dieu a été manifestée aux dominations et puissances dans les lieux célestes » (Éphésiens 3,10) (6). Comme l’Église, « elles désirent vivement plonger leur regard dans le mystère du salut qui doit être révélé » (1 Pierre 1,12). Et elles n’assistent pas seulement à ce mystère en spectateurs. Pour elles aussi, valent la paix faite par le sang de la croix de Christ (Colossiens 1,20), et l’άναχεφαλαίωσις, la « réunion sous un seul chef » (Éphésiens 1,10), qui, dans ces passages, est rapportée au ciel et à la terre. Remarquons-le, il n’est pas question d’une justification des démons et des démonies. De même que la fonction du Christ vis-à-vis des puissances célestes n’a rien à faire directement avec la justification. Mais elle semble bien avoir quelque chose à faire avec la justice. Car ce qui est dit ici, c’est qu’en Christ, les puissances célestes, elles aussi, sont ordonnées et, pour autant qu’elles en ont besoin, ramenées à leur ordonnance originelle ; si bien que toute rébellion ultérieure dans ce domaine céleste ne peut intervenir que sous la forme d’une contrainte et d’un service imposé dans le Royaume du Christ, jusqu’à ce que cette rébellion, intervenue à l’intérieur des frontières du Royaume du Christ, soit brisée dans la Résurrection et la Parousie. Déjà dans le temps actuel, inclus entre la Résurrection et la Parousie, il n’y a plus de rébellion des puissances célestes. Elles n’échappent plus à leur ordonnance originelle.
Que faut-il conclure de tout ceci, si on l’applique à la puissance angélique politique ? Évidemment que ce pouvoir, que l’État originellement et finalement appartient à Jésus-Christ ; que, dans sa substance, dans sa dignité, sa fonction et sa destination relativement autonomes, il doit servir à l’œuvre du Christ et donc à la justification du pécheur. Certes, l’État peut être démonisé, et le Nouveau Testament ne cache nullement qu’en tout temps l’Église chrétienne peut avoir affaire et a affaire avec un État [18] démonisé ; mais il ne fait pas consister avant tout cette démonisation, comme on le souligne trop souvent, en une illégitime absolutisation de l’État ; il la considère bien plutôt comme la perte de la légitime autonomie relative qui caractérise cet État, comme une renonciation à sa substance, à sa dignité, à sa fonction et à sa destination ; renonciation dont le culte de César, le mythe de l’État ne sont que des conséquences. Il faut ajouter aussi que, pour le Nouveau Testament, les volontés et les tentatives de cet État démonisé ne peuvent avoir aucune conséquence dernière : même en grinçant des dents, il devra servir, là précisément où il veut dominer, construire, là où il veut détruire, attester la justice de Dieu, là où il voudrait manifester l’injustice humaine.
Bien entendu aussi, cette démonisation de l’État peut ne pas se produire. Pour le Nouveau Testament, il n’est pas inévitable que l’État, pour ainsi dire naturellement, tôt ou tard, de telle ou telle façon, se manifeste comme la « bête de l’abime ». Comment serait-ce inévitable, puisque lui aussi est créé en Christ, par Christ et pour Christ, puisque à lui aussi, par l’Église, « la sagesse infiniment diverse de Dieu a été manifestée » ? De par son origine et dans sa rencontre concrète avec Christ et avec son Église, il pourrait aussi, non pas être lui-même Église, mais (conformément à sa substance, sa dignité, sa fonction et sa destination), demeurer fidèle à lui-même, prononcer ce qui est juste, protéger le droit, et donc certainement – volontairement ou non, très indirectement, mais en fait – permettre, assurer la prédication de la justification. Précisément, à la lumière de la doctrine néo-testamentaire des anges, on peut envisager et escompter la possibilité que l’État manifeste en fait sa neutralité en face de la vérité, que, comme un vrai et juste État, il rende à l’Église le service qu’il peut lui rendre : c’est-à-dire qu’il donne à cette Église une vraie et juste liberté, « afin que nous puissions mener une vie paisible et tranquille, en toute piété et honnêteté » (1 Timothée 2,2). Si, même quand [19] il est devenu un État d’injustice, un persécuteur de l’Église, il ne peut cependant pas échapper à la réelle subordination dans laquelle il existe, c’est bien que, dans cette même réelle subordination, il peut, en étant un État juste, montrer son vrai visage (en pratique, cela signifiera tout au moins une partie de son vrai visage) – et c’est bien ce qu’il semble avoir fait en ce qui concerne Paul, selon les Actes des Apôtres.
Du point de vue de l’Église, il serait donc insensé de faire comme si, en face de l’État et des États, cette Église se trouvait dans une nuit où tous les chats sont gris. Pour l’Église, les États qu’elle affronte représentent des décisions à prendre, donc des distinctions à faire entre tel État et tel autre, entre l’État d’hier et l’État d’aujourd’hui. Dans l’Église, d’après 1 Corinthiens 12,10, il existe, entre autres dons, celui du « discernement des esprits ». Si parmi les « esprits », il faut entendre aussi les puissances angéliques, ce discernement devrait entraîner des conséquences d’ordre politique dans la prédication, l’enseignement et la cure d’âmes.
Un résultat décisif de toute cette exégèse devrait consister en une compréhension sans équivoque de Romains 13. Le Dieu, de qui vient toute autorité concrète (verset 1), contre qui s’opposerait celui qui s’opposerait à cette autorité (verset 2), dont cette autorité est le ministre, le διαχονος (verset 4) et dont les représentants sont les serviteurs, les λειτουργοί (verset 6), ce Dieu ne peut pas être entendu indépendamment de la personne et de l’œuvre du Christ ; il ne peut pas être compris généralement comme le Créateur et l’Ordonnateur, ainsi que l’entend l’exégèse commune aux Réformateurs et à des exégètes récents. Quand le Nouveau Testament parle de l’État, nous sommes fondamentalement dans le domaine christologique ; sur un autre plan que lorsqu’il est question de l’Église, mais parallèlement et en liaison avec les affirmations relatives à l’Église, dans le même et unique domaine, le domaine christologique. Voilà pourquoi il ne suffit pas d’établir que le « Venant [20] de Dieu » (ύπο θεου), de Romains 13,1, écarte toute hypothèse d’une origine de l’État dans la nature, le destin, l’histoire, dans quelque contrat social ou dans quelque réalité sociologique ; et voilà pourquoi aussi il ne suffit pas de dire que ce fondement de l’État lui rappelle ses limites. Le « venant de Dieu » (ύπο θεου) a bien ce sens-là, mais il faut ajouter que Paul, en fondant et en limitant ainsi l’État, ne songe pas à un concept général de Dieu suspendu dans le vide, mais qu’il regarde et nous fait regarder au lieu où les puissances angéliques trouvent leur fondement et leurs limites, c’est-à-dire à cette « image du Dieu invisible », à ce Fils qui est « premier-né de toute la Création » (Colossiens 1,15). Pour Paul, dans le cercle qui a ce centre-là, et donc à l’intérieur du domaine christologique – quoique, à l’extérieur de la sphère que l’on peut désigner par la parole de justification – il existe, réalisée dans le monde angélique, une autre sphère – pour ainsi dire secondairement christologique – qui unit l’Église avec le cosmos, et dans laquelle la nécessité et la réalité du droit humain et de la protection de la justice sont avant tout importantes. Ainsi Romains 13 ne fait pas un usage indéterminé, mais un usage très précis du nom de Dieu. L’établissement et la fonction de l’État, et avant toute chose l’attitude exigée des chrétiens vis-à-vis de cet État, n’y ont pas ce caractère en un sens fortuit, que comportent la plupart des exégèses accoutumées.
Il n’est pas davantage nécessaire de rapporter à Dieu et non pas à Jésus Christ, l’indication de 1 Pierre 2,13, qui attribue expressément comme fondement à l’attitude chrétienne le « par le Seigneur » ; cette exégèse, également courante, est fort difficile quand on se souvient de l’énumération des devoirs chrétiens dans les Colossiens et dans les Éphésiens, et le témoignage exprès de Colossiens 3,24, Éphésiens 5,20 et 21, 6,6. Il n’y a pas d’autre Seigneur que Jésus-Christ. C’est la crainte du Christ, c’est-à-dire Je sentiment de dette envers Celui qui est le « Seigneur de tous les seigneurs » (Colossiens 4,1, Éphésiens 6,9) [21] et qui serait donc blasphémé par une attitude d’opposition, c’est la crainte du Christ qui fonde également l’impératif de 1 Pierre 2,13 : « Soyez soumis, à cause du Seigneur, au roi. » Dans le même sens, on se souviendra que, dans Romains 13,5, quand est réclamée cette même soumission, ce n’est pas par crainte de la colère de l’autorité, mais par « motif de conscience » (δια την συνειδησιν). Conscience qui signifie « science-avec ». Avec qui l’homme peut-il savoir quelque chose ? Le Nouveau Testament l’indique clairement. Schlatter a traduit la συνειδησιν Θεου de 1 Pierre 2,19, par conscience de Dieu. Ce qui est sûr, c’est que la formule de Romains 13,5, que l’on retrouve dans 1 Corinthiens 10,25-27, ne désigne pas une norme générale pour l’homme, mais la norme du chrétien chez qui sa connaissance chrétienne doit entraîner une attitude déterminée. La connaissance, la certitude et la conscience chrétiennes, à laquelle se rapporte 1 Corinthiens 10, n’exigent pas du chrétien qu’il demande, au marché ou dans un repas, l’origine de la viande qu’on lui offre. Mais la conscience chrétienne exige, d’après Romains 13, qu’il se soumette à l’autorité parce que, ici, évidemment, nous avons affaire indirectement, mais réellement, avec la seigneurie de Jésus-Christ.
3. La signification de l’État pour l’Église
On a toujours justement souligné, pour éclairer l’opposition de l’Église et de l’État, que le πολιτευμα ou la πολις des chrétiens, ne doit pas être cherchée dans le « siècle présent », mais dans le « siècle à venir », non pas sur la terre, mais dans le ciel. On a rappelé fortement Philippiens 3,20, Hébreux 11,10, 13-16 ; 12,22 ; 18,14 et Apocalypse 21, qui nous décrit cette cité des chrétiens avec ses mesures, ses portes, ses rues et ses pierres de base, « la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descend du ciel, d’auprès de Dieu, prête comme une épouse parée pour son [22] époux (verset 2). Dans cette ville – et ceci est très caractéristique – il n’y aura pas de temple, « car le Seigneur tout-puissant en est le temple ainsi que l’Agneau » (verset 22). C’est pourquoi il est dit d’elle : « Les nations marcheront à sa lumière et les rois de la terre y apporteront leur gloire. Ses portes ne se fermeront pas le jour, et là, il n’y aura point de nuit. On y apportera la gloire et les richesses des nations, et il n’y entrera rien de souille, ni personne qui se livre à l’abomination et au mensonge ; mais ceux-là seuls qui sont inscrits dans le livre de vie de l’Agneau » (versets 24-27). Il faut, avant tout, souligner ici que cette cité à venir où les chrétiens, hic et nunc, sans l’habiter encore, possèdent leur droit de cité, ne désigne pas un État idéal, mais un État réel, et même le seul État réel ; non pas un État imaginaire, mais le seul qui sera vraiment État. Précisément parce qu’ils possèdent, dans cet État réel, leur droit de cité, les chrétiens sont des hôtes et des passagers dans l’État ou les États du temps et de la terre. Oui, s’ils sont étrangers et voyageurs ici-bas, c’est parce que cette cité constitue leur foi et leur espérance, et non pas parce que les États du temps présent et de la terre paraissent imparfaits ou pervertis. Qu’ils ne connaissent ici-bas aucune « cité permanente » (Hébreux 13,14), cela est dit sans aucun ressentiment, très positivement ; c’est cette connaissance qui les distingue des non-chrétiens. C’est parce qu’il les sait gardés par la paix de Dieu, « qui surpasse toute intelligence » (Philippiens 4,7) – et non pour aucune autre considération directe – que Paul ne s’en laisse nullement imposer par la Pax romana comme par une réalité dernière. C’est parce que « les saints jugeront le monde » – et non pas parce que les tribunaux de Corinthe seraient particulièrement mauvais – que les chrétiens, d’après 1 Corinthiens 6, 1 à 6, doivent être capables, dans certaines limites, de renoncer à faire appel aux lois et aux tribunaux de l’État.
C’est donc l’espérance du nouvel éon, du « siècle à venir », intervenant souverainement, qui sépare l’Église [23] de l’État, et notamment de l’État de ce temps et de ce « siècle présent ». Mais on peut se demander si précisément cette espérance ne les unit pas aussi de façon très particulière. H. Schlier, qui a raison de répondre positivement à cette question, désigne ce lien de la façon suivante : « Quiconque considère la vie humaine comme ordonnée, dans la foi, à ce monde que Dieu prépare… devant les exigences des liens terrestres existants et devant les exigences du lien le plus fort, à savoir l’État, reconnaîtra en eux la volonté de Dieu et verra en eux des liens établis par Dieu… C’est la connaissance eschatologique de la fin du monde qui fait connaître le monde présent sous son véritable aspect particulier, en tant que création de Dieu. » À quoi je voudrais simplement ajouter cette question : Quand le Nouveau Testament considère ce « monde présent sous son véritable aspect particulier, en tant que création de Dieu », le fait-il jamais autrement qu’en découvrant ce monde fondé, réuni et restauré en Christ ? Dans ce cas, quand on rappelle ce lien, ne vaudrait-il pas mieux le penser à partir du futur, du siècle à venir, de Christ, plutôt qu’à partir du passé, c’est-à-dire in abstracto, à partir de la Création et d’hypothétiques liens divins établis par cette Création ?
Une chose est certaine en tout cas dans le Nouveau Testament, c’est la désignation de l’ordre du « siècle à venir » comme un ordre politique. Que l’on songe à l’expression significative de Royaume de Dieu ou des cieux, et au titre, également politique, du Roi de ce Royaume, Messie ou Seigneur. Dans Apocalypse 21 aussi, ce n’est pas une Église, mais une cité qui constitue le siècle à venir ; en d’autres termes, ce n’est pas dans un reflet céleste de sa propre existence d’Église, mais dans un réel État céleste que la réelle Église de la terre voit son avenir et son espérance. Tandis qu’elle croit et annonce, hic et nunc, la justification du pécheur par le sang de l’Agneau, elle voit devant elle la cité qui descend du ciel d’auprès de Dieu, la cité de la justice éternelle, du droit, dans laquelle il n’y a [24] aucun transgresseur de ce droit, dont les portes n’ont pas besoin d’être fermées, mais qui n’a pas non plus besoin d’aucun temple, parce que cet Agneau est son temple. Cette cité ne s’élève pas simplement sur les ruines de la gloire anéantie des peuples et des rois de cette terre. Au contraire, toute cette gloire terrestre lui est, après-coup, incorporée comme un tribut. L’Église de la justification pourrait-elle reconnaître à l’État du droit une plus haute valeur qu’en découvrant le contenu décisif de sa propre espérance, dans la réalité céleste de cet État où son existence terrestre d’Église finit par s’absorber ? De ce point de vue, une divinisation de l’État est évidemment impossible : non pas parce qu’il n’y aurait pas de divinité de l’État, mais bien parce que cette divinité est celle de la Jérusalem céleste et donc ne s’applique pas comme telle à l’État terrestre. Mais, de ce point de vue aussi, le contraire d’une pareille divinisation est également impossible, je veux dire une quelconque diabolisation de l’État. Il est exclu de comprendre la civitas terrena, ainsi que le faisait volontiers Augustin, tout simplement comme la civitas Cain. Et cela non pas parce que les représentants et les citoyens de cette civitas terrena pourraient la préserver de devenir l’État de Caïn ou effectivement l’État du Diable ; mais parce que la Jérusalem céleste est un État et que tout État terrestre, même le plus mauvais et le plus perverti, possède son ineffaçable destination dans le fait qu’il devra un jour contribuer à la gloire de la Jérusalem céleste en lui apportant, d’une façon ou d’une autre, son tribut.
Ces remarques nous aideront à comprendre deux passages de la lettre aux Éphésiens. Quoique connaissant certainement, sinon dans sa forme du moins dans son contenu, la parole sur « le Royaume du Christ qui n’est pas de ce monde », l’auteur n’hésite pas à désigner l’Église comme le « droit de cité », la πολιτεία d’Israël (Éphésiens 2,12) – et en le disant, il songe certainement aussi à l’Église sous son aspect terrestre et temporel ; – il désigne ensuite ses membres, par opposition à leur état passé d’ « étrangers [25] et de gens vivant en exil » (ξένοι et παροιχοι), comme les « concitoyens des saints » (συμπολϊται τών άγίιων) (Éphésiens 2,19). Inutile de souligner que cette « politisation » de l’Église terrestre est une politisation d’En-Haut, affirmée du point de vue de la réalité dernière, de l’eschaton, et qui donc ne supprime ni ne diminue son caractère d’étrangeté au sein du « siècle présent », et donc d’étrangeté en face de l’État terrestre. Mais, précisément pour cela, il est remarquable que les concepts, si importants pour les chrétiens, d’ « étrangers et de gens en exil », servent à désigner ceux qui n’appartiennent pas à l’Église, et que le concept, si important pour l’État antique, de « droit de cité », puisse devenir le prédicat de l’Église sur la terre. De ce point de vue, on devra donc aussi se demander si l’objection des premiers chrétiens contre l’État terrestre et leur conscience d’être étrangers dans cet État, ne signifiaient pas essentiellement que cet État était pour eux beaucoup trop peu (et non pas beaucoup trop) État, pour eux qui connaissaient le véritable État dans le ciel ; – ou encore, on peut se demander positivement si, en face des fondements et des origines de l’État terrestre, ces chrétiens n’ont pas vu, dans le message de la justification divine (par le détour de l’espérance céleste des justifiés), une meilleure source et une meilleure norme, les seules véritables source et norme de tout droit humain dans notre « siècle présent ». Le vœu ou le conseil de Paul, dans 1 Corinthiens 6,1-6, qui tend expressément à une sorte de capacité juridique dans l’Église elle-même, serait sans cela incompréhensible.
Il est essentiel d’en venir à l’indication, on aimerait presque dire à la prophétie suivante : c’est la prédication de la justification du Royaume de Dieu qui fonde, hic et nunc, le vrai droit juridique, le vrai État. Mais il est tout aussi essentiel que ce ne soit là qu’une indication ou une prophétie ; tout aussi essentiel que l’Église sur la terre ne franchisse pas la limite en s’attribuant les prédicats de l’État terrestre, en se subordonnant concrètement l’État terrestre, comme si elle constituait elle-même le véritable [26] État. Ni Éphésiens 2, ni 1 Corinthiens 6, ne peuvent être entendus en ce sens, parce que l’État céleste demeure toujours, pour le Nouveau Testament, rigoureusement et exclusivement céleste ; l’État que Dieu, et non pas les hommes, établit et maintient, qui ne saurait être réalisé à l’intérieur du « siècle présent » et pas davantage dans l’Église. Cette erreur fut celle d’une époque ultérieure, quand Clément d’Alexandrie célébrait l’Église, articulée au Verbe, comme intacte, préservée de tout arbitraire, identique avec la volonté de Dieu dans les cieux et sur la terre, et quand Augustin pouvait écrire la fière phrase : « La vraie justice n’existe pas, sinon dans cette république dont Christ est le fondateur et l’administrateur. » Ce n’est pas par hasard que l’auteur de l’Épitre aux Hébreux et celui de la première de Pierre n’ont pas essayé de consoler les chrétiens « sans patrie dans le temps et dans le monde », en leur affirmant qu’ils posséderaient déjà dans l’Église, hic et nunc, leur patrie. Au contraire, ils spécifient que ces chrétiens n’ont aucune cité permanente et que l’Église terrestre est, vis-à-vis de l’État terrestre, comme « établie chez des étrangers » (παροιχία) et non pas comme un État dans l’État ou comme un État au-dessus de l’État, ainsi que, plus tard, l’ont prétendu la papauté romaine et tous les représentants d’un illuminisme grossier ou raffiné.
Nous avons d’autres indications à retenir d’Éphésiens 2 et de 1 Corinthiens 6. Cette παροιχία, cet « établissement chez des étrangers », n’attend pas, sans rien faire, la cité à venir. Que se passe-t-il, en effet, dans cette παροιχία ? Nous pouvons répondre en simplifiant, mais sans rien fausser : la prédication de la justification. C’est dans cette prédication que cette παροιχία affirme son espérance de la cité à venir : dans cette prédication, c’est-à-dire dans la prédication qui annonce que Dieu a assumé par grâce et une fois pour toutes l’homme pécheur dans la personne de Jésus, le Messie, qu’ll a fait siens le péché et la mort, et qu’ainsi Il n’a pas seulement gracié l’homme, mais l’a libéré pour la vie qu’il avait perdue, pour le temps et l’éternité. [27] Ce que croit la παροιχία n’est que la réalité de cette prédication, et ce qu’elle espère n’est que le dévoilement de cette réalité, qui demeure encore, hic et nunc, cachée. Remarquons-le, ce n’est pas l’homme ni l’humanité, mais l’Agneau, le Messie, Jésus, qui est l’Époux pour lequel la fiancée, la cité céleste, s’est parée. C’est lui et Sa présence comme Agneau immolé, qui fait de cette cité ce qu’elle est, la cité du droit éternel. C’est Son droit, le droit acquis par Jésus-Christ dans sa mort et proclamé dans sa résurrection, qui constitue ce droit éternel. (Nous nous trouvons ici en face d’un tout autre concept que le concept stoïcien de la cité auquel se réfère Clément d’Alexandrie dans le texte que nous avons mentionné.) Or ce droit éternel de Jésus-Christ constitue précisément le contenu de la prédication de la justification, en laquelle consiste, hic et nunc, la tâche de l’Église. L’Église ne peut opérer elle-même le dévoilement de ce droit éternel, ni dans ses membres, ni dans le monde. Elle ne peut pas anticiper les « noces de l’Agneau » (Apocalypse 19,7). Elle ne peut pas vouloir les célébrer dans le « siècle présent », mais elle peut et elle doit les annoncer.
Elle peut et elle doit les annoncer au monde aussi. Ici, nous faisons un pas de plus. Il faut remarquer que, dans tous les passages des épîtres qui s’occupent expressément de notre problème, une fenêtre s’ouvre, assez étrangement au premier abord, dans cette direction. L’attitude exigée des chrétiens vis-à-vis de l’État est toujours liée à leur attitude vis-à-vis de tous les hommes. « Rendez à tous ce qui leur est dû !… Ne devez rien à personne, si ce n’est l’amour mutuel » (lequel ne peut être accompli que dans l’Église) (Romains 13,7-8). « Je recommande qu’on fasse des prières, des supplications et des actions de grâces pour tous les hommes », dit 1 Timothée 2,1, avant de parler de la prière pour les autorités ; de même, aussitôt après avoir rappelé aux fidèles la soumission, l’épître à Tite exhorte à « une parfaite douceur envers tous les hommes » (Tite 3,2). Enfin, dans 1 Pierre 2,13, il est question de [28] « toute institution humaine » ; et au verset 17, l’auteur rappelle l’ « honneur rendu à tous les hommes » en le distinguant expressément de l’amour mutuel des frères. Qu’est-ce à dire ? Ceci, nous semble-t-il, comme cela apparaît clairement dans 1 Timothée 2,1-7 : Si nous avons à prier pour tous les hommes, et en particulier pour les rois et pour ceux qui disposent de l’autorité, c’est parce qu’il faut que ces autorités existent pour que nous « puissions mener une vie paisible et tranquille en toute piété et honnêteté ». Pourquoi est-il nécessaire que nous puissions mener cette vie ? Serait-il conforme au texte d’évoquer ici quelque « vie bourgeoise », et d’encourager donc les chrétiens à prier pour le maintien de je ne sais quelle existence bucolique ? La suite du passage est très claire : « Car ceci (évidemment la possibilité de « cette vie paisible et tranquille ») est une chose bonne et agréable aux yeux de Dieu, notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car il y a un Dieu, il y a un Médiateur entre Dieu et l’homme, Jésus-Christ homme, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous et pour le témoignage duquel, témoignage rendu en son temps, j’ai été établi prédicateur et apôtre. » Ainsi la vie « paisible et tranquille », sous l’ordonnance de l’État, à cause de laquelle, selon ce texte, il faut prier pour les hommes d’État, n’est pas un but en soi ; de même que l’existence de l’Église, en tant que distincte de tous les autres hommes, ne saurait être un but en soi. C’est le prédicateur et l’apôtre qui ont besoin de cette « vie paisible et tranquille ». Or, cet apôtre n’est pas au ‘service de quelque Dieu de l’ordre général de la création ou de la conservation. Et nous non plus, qu’il mentionne avec lui. Mais lui et nous, nous sommes au service du « Dieu Sauveur, qui veut que tous les hommes. soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité », qui est le Dieu unique dans l’unique Médiateur qui s’est donné pour tous. Pourquoi la communauté, l’Église, a-t-elle besoin de « cette vie paisible et tranquille » ? [29] Elle en a besoin parce que, à sa façon et en son lieu, elle est, elle aussi, prédicateur et apôtre pour tous, et parce que, pour exercer cette fonction vis-à-vis de tous les hommes, elle a besoin de sa place et de sa liberté parmi les hommes. Cette liberté ne peut lui être garantie que par l’existence de la cité terrestre ordonnant la vie en commun de tous les hommes. Dans 1 Pierre 2,15 sqq., la soumission à l’ordre de la cité est fondée sur cette raison : c’est « la volonté de Dieu que les chrétiens réduisent au silence l’ignorance des insensés, parce qu’ils sont reconnus comme faisant le bien (άγαθοποιούντες) (à cause donc du droit) ; parce qu’ils sont ces hommes libres qui ne se servent pas de cette liberté, qui leur est garantie par la cité, comme d’un prétexte pour « faire le mal » (χαχία), (c’est-à-dire pour retomber dans les chemins de ce monde), parce qu’ils sont donc, dans leur liberté, les serviteurs de Dieu. C’est parce que cette liberté de l’Église ne peut être garantie que par la cité, que nécessairement l’Église, de son côté, doit garantir l’existence de cette cité terrestre par sa prière. Que cette garantie réciproque ne soit essentiellement que provisoire, c’est-à-dire que, conformément à son essence, elle ne s’applique qu’à ce « siècle présent » et à ce monde-ci ; que l’État n’assure qu’incomplètement cette garantie attendue de lui, ou même qu’il ne la consente pas du tout ; qu’enfin l’Église ne puisse et ne doive réclamer de l’État aucune garantie quant à l’efficace de sa prédication, tout ceci ne change rien au fait que l’Église doive, en tout sérieux, attendre de l’État cette garantie limitée et au fait que la garantie de l’État par l’Église soit profondément sérieuse, que donc ses membres doivent l’avoir personnellement très profondément à cœur. La prière pour les porteurs de la puissance de l’État appartient à l’essence fondamentale de l’existence de l’Église. L’Église ne serait pas l’Église si elle négligeait cette exhortation apostolique. Car si elle la négligeait, c’est qu’elle aurait oublié qu’elle doit annoncer à tous les hommes la justification promise.
[30] C’est dans la ligne de 1 Timothée 2, recommandant cette double garantie, que doivent être entendus les autres textes des épîtres où il est question de l’exigence de loyalisme envers l’État. Dans Tite 3,1-8, de façon, au premier abord, très surprenante, elle est liée avec la nouvelle naissance par le baptême et par la régénération du Saint-Esprit. Mais ceci n’est nullement surprenant si l’on songe que, d’après le verset 2, les justifiés par la grâce de Jésus-Christ. les héritiers à venir de la vie éternelle, ne possèdent pas tout ceci pour eux-mêmes, mais dans l’Église et, comme membres de l’Église, pour tous les hommes et que donc ils ont besoin, non pas pour eux, mais pour la parole de l’Église, de la liberté et donc du droit humain, dont ils doivent par conséquent respecter les porteurs et les représentants.
Romains 13,3 et 4 et 1 Pierre 2,14 recommandent l’obéissance à l’autorité, parce que l’office de celle-ci est de récompenser les « bons » et de punir les « méchants ». Dans le contexte de ces deux lettres, il me semble impossible d’entendre les mots « bons » et « méchants » en un sens général et neutre, et la justice de l’État en ce même sens général et neutre. Pourquoi les deux auteurs de ces lettres, selon l’usage qu’ils font ailleurs de ces concepts, n’auraient-ils pas exhorté les chrétiens à faire la bonne œuvre de leur foi, œuvre dans laquelle, à la différence des « méchants » (χαχονποιουντες), ils n’ont, en aucun cas, à craindre la puissance de l’État, dans laquelle, au contraire, ils doivent être honorés par cet État ? Pourquoi n’auraient-ils pas songé tous deux à ce « pouvoir » (έξουσία) reconnu si clairement à Pilate, de libérer ou de crucifier Jésus ? Pourquoi n’auraient-ils pas rappelé aux chrétiens cette possibilité meilleure, cette possibilité précise d’être protégés dans le bien qu’ils font, c’est-à-dire dans l’existence de l’Église (autrement dit, la possibilité d’un « concordat ») ? Qu’en fait l’État use de l’autre possibilité, qu’en fait il puisse honorer les « méchants » et punir les « bons », c’est possible, mais cela ne peut rien changer [31] à sa mission d’État et donc au fondement de l’attitude chrétienne envers lui. Si ce cas se présente, l’attitude chrétienne, maintenue malgré tout, rappellera à cet État sa mission et ses possibilités d’État. Même alors, même si l’État est ou reste infidèle à sa mission divine, il sera néanmoins contraint de remplir sa fonction, de garantir l’Église, fût-ce de façon tout à fait différente. L’ « honneur » que l’État doit à l’Église deviendra alors la souffrance du disciple de Jésus-Christ décrite dans la première épître de Pierre : et la punition des « méchants » consistera dans le fait que la gloire de cette souffrance leur demeure cachée. L’État sera ainsi contraint, d’une façon ou de l’autre, de servir la justification divine.
Il est clair, sans qu’il soit besoin d’insister davantage, que, dans ce rapport très étroit qui lie son existence à l’existence de l’État, l’Église ne saurait devenir elle-même État, ou inversement que l’État ne saurait devenir lui-même Église. Il est essentiel que l’Église se tourne vers tous les hommes ; mais elle le fait par la parole de sa prédication et par son appel à la foi. Elle est donc rassemblée, elle se constitue donc sous la forme de libres décisions humaines derrière lesquelles opère la libre élection de Dieu ; et, dans le siècle présent, elle n’escomptera jamais que tous les hommes se rassemblent dans son sein. C’est uniquement en Dieu qu’elle doit mettre sa confiance pour qu’Il soit toujours, d’une façon ou de l’autre, l’unique Dieu de tous les hommes. L’État, au contraire, a toujours rassemblé tous les hommes qui vivent dans son domaine et il les maintient ensemble par son ordre légal, appuyé sur la force. L’État comme État ignore tout de l’Esprit, de l’amour, du pardon. L’État porte le glaive, et même, dans l’hypothèse la plus favorable (celle qu’envisage Romains 18), il ne le porte pas pour ne pas s’en servir. Lui aussi doit attendre de Dieu seul que les hommes reçoivent un autre secours que celui de la justice humaine et du droit appuyés sur la force. Il se renoncerait lui-même s’il voulait devenir Église. De son côté, l’Église, à cause d’elle-même, à cause de sa mission [32] d’Église, ne doit pas souhaiter que l’État cesse d’être l’État. Car il ne saurait devenir une vraie Église. S’il osait la folie de le tenter, il ne pourrait devenir qu’une Église d’idoles. Et, d’autre part, l’Église cesserait d’être l’Église, si elle voulait devenir l’État ou si elle prétendait imposer le droit par la force, alors que sa seule tâche est d’annoncer la justification. Elle ne pourrait pas devenir un vrai État : elle ne serait qu’un État clérical, incapable sur ce terrain, qui lui est étranger, d’être juste envers tous, comme c’est l’affaire de l’État.
Ce rapport n’exclut pas – au contraire, il inclut – le fait que le problème de la cité, notamment le problème du droit, se pose également dans le domaine de l’Église terrestre et qu’il doive y recevoir une réponse. Les expressions de Éphésiens 3 ne constituent pas une vaine rhétorique ; elles se rapportent concrètement au fait que, dans l’Église elle-même, quelque chose existe et doit exister qui ressemble à un « droit de cité », à une πολιτεια (j’emploie intentionnellement cette expression indéterminée, parce qu’elle seule est ici de mise), à des fonctions et des ordres, des divisions du travail et des formes de communauté. Tout ceci constitue le droit ecclésiastique. On a souvent estimé que la naissance de ce droit, qui daterait seulement du IIe siècle, aurait constitué le grand péché de l’ancienne Église. Mais à vrai dire, les communautés chrétiennes du Ier siècle qu’on lui oppose et qui auraient soi-disant été composées de libres esprits, mus tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, ces communautés sans droit ecclésiastique n’ont jamais existé. En tout cas, il existe un fondement ecclésiastique indiscutable, posé dès la résurrection de Jésus-Christ, constamment rappelé dans tout le Nouveau Testament, à savoir l’autorité de l’apostolat. Sur ce fondement, certes, dès l’origine, beaucoup de libertés se sont manifestées, mais elles ont toujours été contenues dans la liberté de la Parole de Dieu. À cet égard, il faut se rappeler la parole de Paul sur le « Dieu qui n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix », et d’une façon générale, tout [33] l’enchaînement de pensées de 1 Corinthiens 12 à 14. Comment l’Église pourrait-elle attendre de l’État le droit, et se dérober en même temps elle-même à toute espèce de droit ? Comment vivrait-elle de l’enseignement de la « doctrine des apôtres », qui constitue sa fonction, si elle refusait dans son propre domaine de se soucier de l’ordre qui protège et garantit cet enseignement ? Certes, dans l’Église primitive, il n’y a pas eu davantage que « quelque chose qui ressemble à une πολιτεία », et notamment aucune communauté juridique utilisant les moyens de contrainte, lesquels caractérisent la charge de l’État ; si, plus tard, ces moyens ont été employés, ce fut toujours pour le malheur de l’Église. L’autorité ecclésiastique est spirituelle, c’est-à-dire qu’elle comporte le témoignage du Saint-Esprit. Est-elle pour cela moins rigoureuse ? N’est-elle pas, précisément, de par là-même, la plus rigoureuse des autorités ? A-t-il jamais existé un ordre du droit plus contraignant que celui que présupposent et expriment les lettres de l’apôtre Paul ?
Mais l’autre aspect de la question est, quant à notre sujet, plus remarquable encore. Le rapport antagoniste entre l’Église et l’État n’exclut pas – au contraire, il inclut – le fait que le Nouveau Testament ne considère nullement l’ordre de l’État et le respect qui lui est dû comme une question extérieure à la vie de la communauté chrétienne ; mais en quelque sens (j’emploie intentionnellement cette expression indéterminée), comme la question d’une sorte d’annexe, située dehors, dans le monde, de la vie chrétienne de l’Église et qui est donc, dans une certaine mesure, incluse dans l’ordre de l’Église. À ce « certain » caractère politique de l’Église, correspond tout aussi nécessairement un « certain » caractère ecclésiastique, qui doit, du point de vue de l’Église, être reconnu à l’État et honoré en lui. De tout temps, il a existé des formes de l’Église d’État, qui sont en réalité beaucoup moins éloignées de la conception néo-testamentaire qu’il ne semble au premier abord. Remarquons-le, l’exhortation de Romains 18 ne saurait être considérée comme une doctrine particulière de droit naturel ; [34] elle est formellement située dans une série de recommandations qui, toutes, présupposent et ont comme but l’existence chrétienne. Dans la première à Timothée, les prescriptions relatives à l’État précèdent immédiatement une série de recommandations sur les rapports de l’homme et de la femme dans le service de Dieu, sur la fonction épiscopale et la fonction diaconale. Dans la lettre de Tite, elles succèdent à une série d’exhortations analogues, et dans la première de Pierre, elles les précèdent. Le verbe si caractéristique de ces exhortations υποτασσεσθαι : « être soumis » (Romains 13,1 ; Tite 3,1 ; 1 Pierre 2,13), n’est pas seulement le même que le verbe employé par Tite 2,9, 1 Pierre 2,18, à propos des rapports des esclaves chrétiens vis-à-vis de leur maître, mais le même aussi qui caractérise la subordination des femmes à leur mari dans Colossiens 3,18, Éphésiens 5,22, Tite 3,5, 1 Pierre 3,1, 5 et, dans 1 Pierre 5,5, la subordination des jeunes aux anciens dans l’Église, et dans Éphésiens 5,21, 1 Pierre 5,5, la subordination des chrétiens les uns aux autres en général.
Comment les « autorités », les « archontes », comment « le roi et ses gouverneurs » apparaissent-ils ainsi dans toutes ces énumérations ? N’est-ce pas parce qu’en fait ils y ont leur place ? Il s’agit ici d’exhortations spécifiquement chrétiennes ; c’est donc que les autorités et les dispositions du croyant vis-à-vis d’elles appartiennent, dans une certaine mesure, aux ordres dans lesquels les chrétiens doivent manifester leur soumission à Dieu, à Dieu manifesté en Jésus-Christ. Remarquons aussi que l’autorité de l’État (Romains 13,4) est décrite comme « un service de Dieu », et que, dans Romains 13,6, les fonctionnaires de l’État avec leurs diverses exigences publiques, sont dits des « liturges » de Dieu. Comment recevraient-ils ce. nom sacré, si, « en quelque façon », ils n’appartenaient pas à cet ordre sacré, non pas comme des membra praecipua, ainsi qu’on l’a dit plus tard trop servilement, mais comme des ministri extraordinarii ECCLESIAE ?
La lumière qui, de la cité céleste, éclaire l’Église [35] terrestre, se reflète en une lumière qui, de l’Église terrestre, éclaire, d’En-Haut, la cité terrestre. Entre elles, il y a une relation réciproque. Si cette relation réciproque ne pouvait être expliquée d’après 1 Timothée 2 (rattaché à Apocalypse 21), il faudrait trouver une meilleure explication ; mais en tout cas, cette relation ne saurait être purement et simplement méconnue.
4. Le service que l’Église doit à l’État
Les exhortations adressées aux chrétiens dans le Nouveau Testament, quant à leurs rapports avec l’État, montrent incontestablement que l’intercession recommandée par 1 Timothée 2 constitue l’obligation la plus profonde, la plus centrale, celle qui contient toutes les autres. Mais il faut bien remarquer l’extension de cette exhortation. Les chrétiens y sont sollicités de présenter « des prières, des supplications et des actions de grâces pour tous les hommes, et en particulier pour les rois et tous ceux qui exercent l’autorité ». Ce passage spécifie en tout cas que l’Église ne doit pas considérer l’intercession pour tous les hommes et en particulier pour les représentants de l’État, comme une de ses fonctions occasionnelles, à côté de bien d’autres mais comme une tâche qui caractérise toute son ouvre d’Église. Or, intercéder pour eux signifie (comme le précise la préposition ύπέρ) : accomplir à leur place la vocation de Dieu, qu’ils ne peuvent pas accomplir eux-mêmes, qu’ils ne veulent d’ailleurs pas accomplir, et qui doit cependant être accomplie. Intercession nécessaire, parce qu’ils ne peuvent tenir que de Dieu, et conserver que par la force de Dieu, cette autorité, ce « pouvoir », si salutaire à l’Église et si indispensable pour que la justification soit « prêchée à tous les hommes ». Bien loin que l’État puisse devenir objet d’adoration, lui et ses représentants ont besoin que l’on prie pour eux. Cette prière est donc essentiellement le service que l’Église doit à l’État ; ce service [36] contient tous les autres. L’Église pourrait-elle rappeler plus clairement à l’État ses limites, et pourrait-elle se rappeler plus clairement à elle-même sa liberté ?
Mais cette intercession pour l’État doit évidemment intervenir sans que l’on demande si, de son côté, l’État rend à l’Église le service qu’il lui doit, et d’abord sans que l’on demande si les représentants de l’État en sont individuellement dignes. Comment pourrait-on poser cette question, s’il s’agit vraiment là d’un service de l’Église ? Précisément, ce service serait d’autant plus nécessaire qu’il faudrait répondre négativement à la question ; – de même que le sens de la justification apparaît d’autant plus clairement que l’homme qui en est l’objet apparaît comme un vrai et réel pécheur devant Dieu et devant les hommes. En un mot, ce service sacerdotal imposé aux chrétiens, non seulement ne saurait être supprimé ; au contraire, il ne pourrait qu’être rendu plus pressant dans le cas où il faudrait donner à la question la réponse la plus négative. La responsabilité de l’Église envers l’État ne serait pas diminuée, elle serait accrue par le fait que cet État se trouverait être concrètement le plus brutal des États injustes.
On aurait mieux compris le « Soyez soumis » de Romains 13,1 et des parallèles, si, comme on l’a fait trop souvent, l’on n’avait pas considéré cette exhortation in abstracto et si l’on avait remarqué dans quel rapport elle se trouve située par la première exhortation à laquelle elle est ordonnée. Cette soumission pourrait-elle désigner essentiellement autre chose que l’attitude pratique des membres de l’Église correspondant à la position sacerdotale de la communauté elle-même ? Être soumis à quelqu’un ne signifie pas directement et absolument « être le sujet de quelqu’un », mais respecter quelqu’un dans la position qu’il occupe. Il ne s’agit pas ici d’une soumission qui serait à la fois déterminée et limitée par le cadre où elle se place, notamment par une τάξις, un ordre déterminé. Mais l’ordre, dans ce cas comme dans les autres cas où ce mot est [37] employé, n’est pas institué par les personnes qu’il faut respecter. Il repose uniquement, d’après le verset 2, sur y « ordination de Dieu ». C’est sur le fondement de cette ordination divine que les personnes doivent être respectées. Mais en quoi pourrait consister ce respect envers les représentants de l’État, sinon en ce que les chrétiens attendent d’eux, en toutes circonstances, le meilleur, à savoir le droit, c’est-à-dire la protection de la prédication de la justification, mais que, d’autre part, ces mêmes chrétiens sont prêts à poursuivre cette prédication, à subir l’injustice au lieu d’être protégés par le droit, à reconnaître ainsi, d’une façon ou d’une autre, l’autorité conférée par Dieu à ces représentants de l’État ? S’ils ne le faisaient point, s’ils ne consentaient point à cette soumission, si donc ils refusaient à la force de l’État le respect, déterminé et limité par l’ordination divine, c’est qu’ils s’opposeraient (d’après le verset 2) à Dieu lui-même. Leur existence, dans le domaine de la force qui appartient à l’État, deviendrait alors leur condamnation. S’ils ne tenaient point compte de cette fonction divine positive de l’État et s’ils n’étaient point prêts, le cas échéant, à souffrir l’injustice de la part de l’État, c’est qu’ils seraient devenus ces « méchants », qui doivent craindre le pouvoir de l’État et envers qui l’État, avec les moyens qu’il a reçus, consciemment ou non, pourrait n’être que l’exécuteur du jugement de colère divine, la terrible manifestation de la perdition de ce siècle (versets 4 et 5).
Mais précisément, ce respect du pouvoir de l’État commandé dans Romains 13, ne saurait être séparé théoriquement ou pratiquement de la fonction sacerdotale de l’Église. Il ne saurait consister, dans quelque disponibilité abstraite et absolue, aux intentions et aux entreprises du pouvoir de l’État. Et cela d’abord parce que, d’après Paul autant que d’après l’Apocalypse, il faut compter avec la possibilité que le pouvoir de l’État, de son côté, se rende coupable d’opposition au Seigneur des seigneurs, à l’ordination divine à qui il doit sa puissance. Si, dans ce cas [38] encore, le respect lui reste dû, la disponibilité ne saurait être que passive et donc limitée. En aucun cas, être soumis ne peut signifier que l’Église et ses membres doivent donner leur approbation et leur libre consentement aux intentions et aux entreprises du pouvoir de l’État, si celles-ci, au lieu de viser à la protection de la prédication de la justification, tendent à l’opprimer. Même alors, les chrétiens ne devront rien refuser à l’État de ce qui lui revient nécessairement comme délégué du droit public, comme puissance d’ordre : « l’impôt à qui appartient l’impôt, la crainte à qui appartient la crainte, l’honneur à qui (représentant et porteur de l’autorité divine) appartient l’honneur. » Même si l’État fait un mauvais usage de son pouvoir, même s’il manifeste par lui son opposition démoniaque envers le Seigneur des seigneurs, même alors, d’après Matthieu 22,21, les chrétiens « rendront à César ce qui est à César », c’est-à-dire ce qui lui revient – non pas en tant que bon ou que mauvais César, mais en tant que César – : le droit qu’il a encore, même quand il pervertit le droit en son contraire. Car le « pouvoir » institué par Dieu est et subsiste, même dans ce cas. Mais tout aussi inexorablement, il demeure que les chrétiens doivent « rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu », tout aussi inexorablement que l’Église doit être et rester l’Église. Ainsi, la soumission réclamée des chrétiens ne peut pas signifier qu’ils fassent leurs les intentions ou les entreprises du pouvoir de l’État dirigées directement ou indirectement contre la liberté de la prédication, ou qu’ils en assument eux-mêmes la responsabilité. Bien entendu, redisons-le, la soumission ne cessera pas, même dans ce cas-là. Mais leur soumission, leur respect de la puissance de l’État, à qui ils continuent de donner ce qu’ils lui doivent, consistera à faire d’eux des victimes, qui n’acceptent dans leur action concrète aucune responsabilité, qui ne peuvent participer du cœur, et qui, précisément dans leur soumission, ne pourront pas le cacher, mais devront l’exprimer publiquement, afin notamment que la prédication [39] de la justification continue en toutes circonstances. Ce n’est pas contre l’État, mais comme un service rendu par l’Église à l’État, que tout ceci se passera. Car le respect de la puissance de l’État n’est qu’une annexe de la fonction sacerdotale de l’Église en faveur de l’État. Les chrétiens abandonneraient leur office décisif vis-à-vis de l’État, s’ils en venaient à une disponibilité active quelconque, à un consentement à l’action de l’État, si celle-ci est directement ou indirectement orientée vers l’oppression de la liberté de la Parole de Dieu. Car c’est de la liberté de la Parole de Dieu que dépend entièrement la possibilité de l’intercession pour le pouvoir de l’État. Les chrétiens deviendraient objectivement et en fait des ennemis de l’État, si, quand la puissance de l’État menace cette liberté, ils ne résistaient pas ou s’ils cachaient cette résistance qui est la leur. Jésus aurait été objectivement et en fait un ennemi de l’État, si, un jour, il n’avait pas, en toute tranquillité, osé appeler son souverain Hérode un « renard » (Luc 13,32). Précisément, si l’État a perverti son pouvoir, l’ordination de Dieu, à qui il doit cependant son existence, ne saurait être mieux honorée que par cette forme critique du respect qui lui est dû en toutes circonstances. Pour ce pouvoir perverti, peut-il exister plus grand service que l’intercession ? Et qui peut intercéder, sinon les chrétiens ? Et comment les chrétiens pourraient-ils intercéder si, en approuvant eux-mêmes cet usage perverti du pouvoir de l’État, ils trahissaient leur propre vocation ? Et où serait encore le respect de l’État dans cette trahison ?
Dans la discussion du « Soyez soumis » de Romains 13 (rapproché de I Timothée 2,1), nous avons envisagé l’essence du service que l’Église, organe de la justification divine, doit à l’État, organe du droit humain. Nous avons affirmé que ces deux domaines doivent se garantir réciproquement. Examinons donc la garantie de l’État par l’Église.
D’après toutes nos remarques, le premier point à souligner, c’est que, seule dans le monde, l’Église sait les raisons [40] qui rendent l’État légitime et nécessaire. Car partout ailleurs que dans l’Église, on peut mettre en question l’État et chaque État particulier dans l’effort qu’il fait d’instaurer le droit humain. Dans l’Église, qui annonce la justification divine à tous les hommes, il ne peut en être ainsi, puisque, pour l’Église, l’autorité de l’État est incluse dans l’autorité de son Seigneur Jésus-Christ. L’Église vit dans l’attente de. l’État éternel et, dans cette attente, elle honore toujours l’État terrestre, elle attend toujours de lui le meilleur, à savoir qu’à sa façon, dans ce domaine qui concerne « tous les hommes », l’État serve le Seigneur, que les croyants aiment déjà comme étant leur Sauveur. L’Église attend de l’État, en vue de la prédication de la justification, qu’il soit État, et qu’ainsi il crée et prononce le droit. Mais l’Église honore aussi l’État quand il n’accomplit pas cette attente. Elle défend alors l’État contre lui-même, « rendant à Dieu ce qui est à Dieu », « obéissant à Dieu plus qu’aux hommes ». Elle représente alors, par son intercession, la seule possibilité de restaurer l’État et de le sauver de la chute. Les États peuvent naître et passer, les conceptions politiques se modifier, la politique elle-même peut intéresser ou ne pas intéresser les hommes, – il est en tout cas un facteur qui toujours maintient et toujours fonde l’État, et c’est, au travers de tous les développements historiques et de toutes les modifications politiques, l’Église chrétienne. Que savent, en effet, les hommes d’État et les politiciens quant à la légitimité et la nécessité dernière de leur action ? Qu’est-ce qui leur donne la certitude que leur action n’est pas vaine en elle-même, si sérieusement qu’eux-mêmes s’y adonnent ? Et bien davantage encore, que savent tous les autres, ceux dont la responsabilité civique et juridique ne peut jamais qu’être représentée par les hommes d’État et dont cependant la collaboration est si nécessairement requise ? De même que la justification divine constitue le seul et véritable élément de continuité de la justice humaine, de même l’Église constitue le seul et véritable élément de continuité de la politique. Constituer [41] ce seul et véritable élément de continuité, tel est le premier et fondamental service que l’Église doit à l’État. Elle n’a besoin que d’être l’Église pour le lui rendre. Et l’État reçoit ce service ; il en vit, qu’il le sache avec reconnaissance ou qu’il l’ignore, qu’il veuille en convenir ou non.
Abordons maintenant une sphère qui n’est inférieure. qu’en apparence. Romains 13,5-7, avec une insistance plus grande que pour aucune autre obligation, nous rappelle que l’Église exige de ses membres l’accomplissement de certains devoirs. Le texte spécifie que, de cet accomplissement, dépend, non le caractère bon ou mauvais de tel État, mais le fait même de l’État. Que le droit de taxer et d’imposer appartienne à l’État, que les lois de l’État et ses représentants doivent être reconnus avec crainte et respect, on ne peut l’affirmer sans réserve et comme une véritable obligation que du point de vue de la justification divine de l’homme pécheur ; car c’est de ce point de vue seulement que le droit de l’État peut être protégé contre les sophismes et les excuses de l’homme qui cherche toujours à se justifier lui-même et essaye ainsi secrètement d’échapper au droit. L’Église sait que l’État ne peut pas établir ou protéger le vrai et essentiel droit humain, le jus unum et necessarium, à savoir le droit à la liberté de la prédication de la justification, si on n’accorde pas à l’État ce qui lui revient pour être le garant du droit ; et c’est pourquoi elle réclame qu’en toutes circonstances ceci lui soit rendu.
On aimerait infiniment que, dans Romains 13 et dans les autres textes du Nouveau Testament, les devoirs politiques exigés des chrétiens fussent plus nettement précisés. Car à cet égard, des questions se posent dont la réponse ne peut consister qu’en un prolongement des indications néo-testamentaires.
Romains 13,7 pourrait-il, par exemple, signifier « prêter serment à qui le serment est dû » ? Les Réformateurs ont répondu positivement à la question du serment. Quand [42] on se souvient de Matthieu 5,33, on aimerait bien qu’ils l’aient fait avec peut-être un peu plus de réserve. En tout cas, même si l’on répond positivement comme eux, il est certain qu’un serment à l’État ne peut pas être prêté (et cela par respect pour l’État !), s’il est un serment de totalité (c’est-à-dire s’il est prêté à un nom qui, en fait, aurait le sens et la force du nom de Dieu). Ce serment totalitaire supposerait, en effet, qu’on se met à la disposition d’un pouvoir menaçant pour la liberté de la Parole de Dieu ; il signifierait donc pour les chrétiens une trahison de l’Église et de son Seigneur.
Le service militaire appartient-il à ces devoirs politiques qui vont de soi ? Ici encore, les Réformateurs ont répondu positivement et l’on aimerait aussi qu’ils l’aient fait avec un peu moins d’entrain. Que l’État participe à la nature meurtrière du siècle présent, cela apparaît très visiblement dans le fait que, d’après Romains 13, il porte l’épée. Et cependant, tout au moins en principe, on ne saurait arriver à une autre conclusion que les Réformateurs. Le droit humain a besoin de la garantie de la force humaine. S’il en était autrement, l’homme ne serait point le pécheur à qui la justification divine est nécessaire. L’État, toujours menacé par la force, à l’extérieur et à l’intérieur, devra, afin de continuer à être l’État, être capable d’écraser la force par la force. Il faudrait de bien graves et bien profonds motifs de méfiance pour que le chrétien soit autorisé et appelé à refuser ce service à l’État ; et de même pour que l’Église soit autorisée et appelée à être, elle aussi, négative sur ce point. Il ne saurait, en tous cas, y avoir en cette matière un refus chrétien de principe. Car ce refus de principe serait le refus de l’État comme tel, lequel est chrétiennement impossible. Je voudrais ajouter en particulier ceci, songeant à la défense nationale suisse : ici et pour nous, il ne saurait y avoir en pratique aucun refus. On peut faire de nombreuses et sérieuses réserves quant à la façon dont l’État en Suisse essaye d’être un État juste, mais on ne saurait affirmer non plus qu’il [43] soit, en face de l’Église, comme la « bête de l’abîme » d’Apocalypse 13. Par contre, on peut l’affirmer aujourd’hui de plus d’un autre État. En face de ces derniers, notre ordre du droit vaut la peine d’être défendu. Et puisqu’il en est ainsi, il est aujourd’hui chrétiennement juste d’assurer nos frontières ; quand l’État, en Suisse, organise cette sécurité, il n’est pas inconcevable que l’Église doive l’appuyer délibérément.
Tout autre est la question du droit qu’aurait l’État, pour fortifier sa puissance, d’exiger de ses sujets et citoyens une forme de dévotion intérieure et donc la question du droit de l’État à imposer une philosophie ou une conception de la vie déterminée, une mystique. D’après le Nouveau Testament, il faut ici répondre sans hésiter : non. Ce genre d’existence n’est pas dans la ligne de Romains 13. Au contraire, ici, c’est la « bête de l’abîme » qui s’approche plus ou moins. Un État juste n’a pas besoin d’émettre ces prétentions. Très explicitement, dans Romains 13, l’amour ne fait pas partie des devoirs que nous avons envers l’État. Aussitôt que l’État commence de le réclamer, il est en train de devenir Église, l’Église d’un faux-dieu, et donc un État injuste. L’État juste n’a pas besoin d’être aimé. Il réclame seulement des citoyens une attitude simple, responsable et résolue. C’est cette attitude que l’Église de la justification recommande à ses fidèles.
Bien plus difficile, parce que plus essentielle, est une autre lacune apparente dans l’enseignement néo-testamentaire. Concrètement, le Nouveau Testament ne considère qu’un État autoritaire. Il semble parler aux chrétiens seulement comme à des sujets de l’État et non comme à des citoyens personnellement responsables. Mais pour nous, l’accomplissement de nos devoirs politiques ne se borne pas, heureusement, à payer des impôts et à vivre passivement dans la légalité. Le devoir civique signifie pour nous davantage : à savoir le choix responsable de l’autorité, une décision responsable quant aux lois valables, une surveillance [44] responsable quant à leur élaboration, en un mot une action politique positive, qui peut devenir aussi lutte politique. Si l’Église ne devait pas garantir précisément cette forme particulière, d’accomplissement des devoirs politiques, quel pourrait être son service vis-à-vis de l’État « démocratique » ? C’est une question qu’il faut poser de savoir si nous restons ainsi dans le prolongement légitime de la ligne de Romains 13. Il est apparemment audacieux de l’affirmer, mais il faut le faire résolument. Ici tout dépend d’une chose : est-il légitime de lier la soumission de Romains 13 avec l’exhortation à l’intercession de 1 Timothée 2 ? Si la prière des chrétiens pour l’État constitue la norme de leur soumission, laquelle ne serait qu’une annexe de cette prière, une annexe de la fonction sacerdotale de l’Église, et si l’on prend au sérieux cette prière comme l’intercession responsable des chrétiens, alors se trouve rompu le schéma de Romains 13, qui, apparemment, mais seulement apparemment, consiste dans la soumission purement passive d’un sujet ; alors on peut se demander sérieusement si c’est par hasard que, dans le domaine de l’Église chrétienne, soient apparus, au cours des siècles, des États « démocratiques » fondés sur l’activité responsable des citoyens (7). Peut-il exister à la longue une sérieuse prière sans un travail correspondant ? Peut-on demander à Dieu quelque chose que l’on ne soit pas prêt et décidé en même temps à réaliser dans la limite de ses possibilités personnelles ? Peut-on prier pour que l’État nous maintienne, pour qu’il demeure un État juste ou le redevienne, sans s’appliquer personnellement et activement à ce qu’il en soit [45] ainsi, sans vouloir et confesser sérieusement avec la Confession écossaise : vitae bonorum adesse, tyrannidem opprimere, ab infirmioribus vim improborum defendere, et sans admettre aussi, le cas échéant, avec Zwingli, la possibilité d’une révolution, la possibilité, selon sa forte expression, « d’un renversement avec Dieu » de ces détenteurs du pouvoir qui ne marchent pas fidèlement et dans la ligne de Christ. Peut-on rendre au pouvoir de l’État le respect qu’on lui doit sans faire, de la chose de l’État, sa chose, avec toutes les conséquences de cette appropriation ? Précisément, en songeant au contenu le plus intime et le plus central de l’exhortation néo-testamentaire, je considère comme exégétiquement permis de voir, dans le « concept démocratique de l’État », un prolongement légitime, dans la ligne du Nouveau Testament. L’opposition entre la justification et le droit, entre l’Église et la cité, le caractère étranger des chrétiens dans ce second domaine, ne se trouvent pas ainsi supprimés ; au contraire. Car les indications formelles et sérieuses du Nouveau Testament sur cette opposition sont plus vivement mises en lumière, quand il apparaît clairement que les chrétiens n’ont pas à supporter l’État terrestre, mais à le vouloir, et qu’ils ne peuvent pas le vouloir comme un État Pilate, mais comme un État juste ; quand il apparaît clairement qu’aucune évasion hors de ce domaine politique n’est légitime, que les chrétiens, tout en demeurant, dans l’Église, entièrement orientés vers la cité à venir, sont tout aussi complètement responsables vis-à-vis de la cité terrestre, appelés à travailler et éventuellement à lutter autant qu’à prier pour elle, bref, quand chacun d’eux est responsable du caractère de l’État en tant qu’État juste. L’État démocratique, précisément, pourrait tout aussi bien reconnaître ou méconnaître qu’il ne saurait attendre de personne une plus complète intelligence des devoirs civiques que des membres de cette Église fondée sur la justification divine, qui lui est, en tant qu’État, si étrangère.
Il nous reste une dernière indication à donner sur la [46] garantie de l’État par l’Église. L’exhortation néo-testamentaire culmine dans l’affirmation que les chrétiens doivent rendre à César ce qui est à César par leur άγαθοποιειν, « en faisant le bien ». Qu’est-ce à dire, si, par ce « bien à faire », nous n’entendons pas quelque vertu morale neutre, mais une vie vécue dans la foi en Jésus-Christ, la vie des enfants de Dieu, la vie de l’Église ? Cela veut dire que le service décisif que l’Église rend à l’État consiste tout simplement en ce qu’elle maintienne et occupe sa place d’Église. Ce faisant, elle assure, de la meilleure façon, la place de l’État, laquelle est toute différente. C’est en annonçant la justification divine que l’Église sert, de la meilleure façon, l’établissement et le maintien du droit humain. Aucune action directe, semi-politique ou entièrement politique de l’Église, fût-elle poursuivie avec le zèle le plus fervent, ne pourrait, de loin, être comparée avec l’action positive dans laquelle, tout à fait a-politiquement. sans aucune intervention dans le domaine de l’État, cette Église annonce le royaume de Christ qui vient, et donc la justification par la foi : je veux dire l’action qui consiste dans la correcte prédication et le correct enseignement biblique, la correcte et biblique administration des sacrements. Quand elle accomplit cette action, l’Église est, dans le domaine de la Création, ce qui fonde l’État et le maintient. S’il est sage, l’État ne lui demandera et n’attendra d’elle rien d’autre. Car en cela consiste tout le service qu’elle peut lui rendre, en cela sont contenues toutes les obligations politiques de ses membres. On peut et on doit donc affirmer, dans une formule plus précise : la garantie de l’État par l’Église consiste précisément dans le fait que l’Église revendique la garantie de l’État pour elle-même, c’est-à-dire la garantie de la liberté de sa prédication. Cela peut paraître étrange, mais c’est ainsi : tout ce qu’on peut dire, du point de vue de la justification, sur la question et les questions du droit humain, se résume en ceci : l’Église doit avoir la liberté de prêcher la justification divine. L’État réalisera ses propres possibilités, il sera [47] État, justement dans la mesure où, non seulement il laissera positivement à l’Église cette liberté, mais où il la lui donnera activement, c’est-à-dire dans la mesure ou il voudra être sincèrement et jusqu’au bout l’État dans le domaine de qui l’Église existe. (Qu’elle soit Église nationale, Église libre, peu importe !). Nous le savons, l’État terrestre n’a, ni la vocation, ni la capacité d’établir, sur la terre, le droit éternel de la Jérusalem céleste, car aucune main humaine n’est appelée à cette œuvre et n’en est capable. Mais il a la vocation et la capacité d’établir le droit humain. Ce droit humain, on ne le découvre pas dans je ne sais quel romantique ou libéral droit naturel, mais très simplement dans le droit concret à la liberté, que l’Église réclame pour sa parole, dans la mesure où cette parole est la Parole de Dieu. Ce droit de l’Église à la liberté signifie le fondement, le maintien, la restauration de tout – oui, je dis bien de tout droit humain. Là où ce droit est reconnu, là où la juste Église en fait un juste usage, là existent – et la libre prédication de la justification se charge de l’assurer ! – une légitime autorité humaine et une tout aussi légitime auto-détermination humaine se limitant l’une l’autre ; – là, la tyrannie, d’une part, et l’anarchie, de l’autre, seront défaites, le fascisme autant que le bolchevisme ; là, sur l’ordre des choses humaines, s’élèveront la justice, la sagesse et la paix, l’équité et la générosité qui sont indispensables à cet ordre. – Non pas comme le ciel sur la terre. Pas même le plus petit ciel ! Seulement comme, sur cette terre et dans ce siècle-ci, elles peuvent s’élever, mais comme elles le peuvent réellement, déjà sur cette terre et dans ce siècle, dans ce monde du péché et des pécheurs. Aucun Salomon éternel à l’abri de la tentation, sans péché – il lui sera rappelé dans l’Église qu’il est, avant tout, sans cesse le contraire de tout cela ! –, mais toutefois un Salomon, une image de Celui dont le règne sera un règne de paix sans frontière et sans fin. Voilà ce que l’Église a à offrir à l’État quand, de son côté, elle ne réclame de lui rien que la liberté. Quel autre [48] et plus utile service l’État peut-il réclamer que celui d’être ainsi aussi inexorablement pris au sérieux ?
Chacun connaît la maxime de Frédéric-le-Grand : suum cuique. Sans doute, sait-on moins qu’elle se trouve également comme la définition du droit humain, comme le résumé de la fonction de l’État juste, dans l’Institution chrétienne de Calvin : ut suum cuique salvum sit et incolume, « qu’à chacun soit gardé ce qui est sien » (IV, 20, 3). Mais – et cela Calvin ne l’a pas dit et nous devons le découvrir à nouveau et tenter de l’apprendre – il dépend de la justification en Jésus-Christ de l’homme pécheur et donc du maintien de cette prédication centrale de l’Église chrétienne, que tout ceci soit vrai et valable dans tous les sens, parmi ce siècle éphémère, parmi ce grand vis-à-vis provisoire de l’Église et de l’État, dans ce temps que la patience divine nous laisse entre la Résurrection de Jésus-Christ et son Retour :
Suum cuique.
(1) Schlussreden, Art. 35. [Note de Voix rouges : cet ouvrage est désormais disponible en français : Huldrych Zwingli, Les 67 thèses réformatrices de 1523 et leurs commentaires, Genève : Labor et Fides, 2021, 456 p.]
(2) Matthieu 17, à vrai dire, ne devrait pas être cité ici ; car il s’y agit d’un impôt du Temple.
(3) Le lecteur se rappellera que cette étude ne veut être qu’un essai : l’essai de mieux poser exégétiquement le problème Église et État. Ce serait d’ailleurs à mon sens un bien grand progrès si quelques-uns consentaient que cet essai est nécessaire.
(4) J’ai été aidé dans mes réflexions par les considérations de Calvin sur la mention du Credo : « sous Ponce-Pilate », qu’il énonce, d’ailleurs d’un tout autre point de vue, dans son Catéchisme de 1542 :
« Pourquoi n’est-il pas dit simplement, et en un mot que Jésus-Christ est mort, mais est-il parlé de Ponce-Pilate, sous lequel Jésus-Christ a souffert ?
— Ce n’est pas seulement pour nous assurer de la certitude de histoire : mais pour signifier aussi que sa mort emporte condamnation.
— Comment cela ?
— Jésus-Christ est mort afin de souffrir la peine qui nous était due, et de nous en délivrer par ce moyen. Or, parce que nous étions coupables devant le tribunal de Dieu, comme malfaiteurs, le Seigneur, pour représenter nos personnes, a voulu comparaître devant le siège d’un juge terrestre, et être condamné par sa bouche, pour nous absoudre nous-mêmes devant le trône du Juge céleste.
— Jésus-Christ est mort afin de souffrir la peine qui nous était due, et de nous en délivrer par ce moyen. Or, parce que nous étions coupables devant le tribunal de Dieu, comme malfaiteurs, le Seigneur, pour représenter nos personnes, a voulu comparaître devant le siège d’un juge terrestre, et être condamné par sa bouche, pour nous absoudre nous-mêmes devant le trône du Juge céleste.
— Cependant, Pilate le prononce innocent ; ainsi il ne le condamne pas, comme s’il en était digne.
— L’une et l’autre de ces deux choses s’y rencontrent : car il est justifié par le témoignage du juge, pour faire voir qu’il ne souffre point pour ses fautes, mais pour les nôtres ; et néanmoins, il est condamné solennellement par la sentence du même juge, pour marquer que le Seigneur est vraiment notre répondant, qui a souffert la condamnation pour nous, afin de nous en décharger.
— Cela est bien ; car si Notre Seigneur était pécheur, il ne serait pas capable de souffrir la mort pour les autres ; et cependant, afin que la condamnation fût notre délivrance, il a fallu qu’il fût réputé entre les iniques.
— Il faut l’entendre ainsi. »
(Calvin, Catéchisme, éditions Je Sers, p. 33).
(5) Romains 13,3 emploie le même nom : prince – archonte, – pour désigner les fonctionnaires de l’État.
(6) Vraisemblablement c’est à ceci que se rapporterait Colossiens 1,26.
(7) Parmi ces États démocratiques, il faut aussi compter des « monarchies » comme la monarchie anglaise, hollandaise, etc. L’affirmation courante sur l’affinité ou la non-affinité égales de toutes les formes d’État avec l’Évangile, est non seulement usée, mais fausse. Que dans une démocratie on puisse aller en enfer, ou que dans une dictature on puisse être sauvé, tout cela est parfaitement vrai. Mais il n’est pas vrai que comme chrétien, on puisse aussi sérieusement adhérer à une dictature qu’à une démocratie, vouloir et promouvoir une dictature autant que vouloir et promouvoir une démocratie.