Nous proposons ici un chapitre que nous conseillons de lire en regard d’un autre texte de Barth, « Dogmatique et tradition ».
Extrait de Karl Barth, Esquisse d’une dogmatique, Genève : Labor et Fides, 2019 (5e édition), pp. 39-46
La pagination est reproduite entre crochets.
[39] Chapitre IV
Croire, c’est confesser sa foi
La foi chrétienne est la décision qui donne aux hommes la liberté de répondre publiquement de leur confiance en la Parole de Dieu et de leur connaissance de Jésus-Christ, dans le langage de l’Église comme dans celui du monde et surtout par des actions et des attitudes conséquentes.
La foi chrétienne est une décision, tel est notre point de départ dans ce quatrième chapitre. Certes la foi est un évènement dans le mystère de la relation entre Dieu et l’homme, évènement qui manifeste la liberté dont Dieu use à l’égard de l’homme, en même temps que celle qu’il lui donne. Mais cela n’exclut pas, bien au contraire, que la foi se traduise par une histoire, c’est-à-dire que l’homme croyant soit amené à agir dans le temps. La foi est le mystère de Dieu qui fait irruption dans notre monde, elle manifeste la liberté de Dieu et la liberté de l’homme en action. Si elle ne se traduit par aucun fait – visible et audible –, elle n’est pas la foi. En parlant de Dieu le Père, le Fils et le Saint Esprit, le Credo entend signifier que Dieu lui-même dans son essence, dans sa vie profonde, n’est pas un Dieu passif, inactif, un Dieu mort, mais qu’il existe dans une relation interne, dans un mouvement que l’on peut à juste titre décrire comme une histoire, un devenir. Dieu n’est pas au-dessus de l’histoire, il est lui-même l’histoire. De toute éternité, il a formé en lui-même le dessein dont la confession [40] de foi exprime les grandes lignes et que nos pères appelaient le décret de la création, de l’alliance et du salut. Ce dessein, Dieu l’a exécuté une fois pour toutes, sur le plan de l’histoire, dans l’œuvre et dans le message de Jésus-Christ, dont témoigne concrètement le second article du Symbole : « Il a souffert sous Ponce Pilate, il a été crucifié, il est mort, il a été enseveli… » La foi est ce qui correspond, du côté de l’homme, à cet être et à cette action de Dieu. Son objet est ce Dieu historique en son essence et dont le dessein vise, met en mouvement et accomplit l’histoire. Une foi qui ne serait pas elle-même histoire ne serait plus la foi chrétienne, elle aurait perdu son objet. La foi chrétienne authentique détermine toujours un phénomène historique, l’apparition parmi les hommes d’une même époque et de toutes les époques, d’une communauté, d’un rassemblement, d’une communion. Mais en même temps elle suscite, au sein même de cette communauté, une prédication, un message dirigé vers l’extérieur, vers le monde en dehors d’elle. Une lampe s’allume et « elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison » (Matthieu 5,15). Pour le dire en un mot : la foi donne naissance et vie à une communauté dont la vocation est d’être dans et pour le monde, et c’est Israël qui surgit au milieu des peuples, et c’est l’Église qui se rassemble, la communion des saints, tous ceux qui constituent le corps de Christ ; non pas qu’Israël et l’Église aient un but en eux-mêmes, car ils sont là uniquement pour signifier la venue du serviteur que Dieu a suscité pour tous.
Il y a histoire, donc, et c’est ici le lieu de parler de cette correspondance entre l’action et l’homme et l’œuvre que Dieu accomplit dans la libre décision de sa grâce. Cette histoire est possible dès que l’homme répond, c’est-à-dire obéit. La foi est obéissance et non pas adhésion passive. Obéir, c’est choisir, choisir la foi et non pas l’incrédulité, se décider pour la confiance contre le doute, pour la connaissance contre l’ignorance. Croire, c’est faire un choix entre la foi et ce qui n’est pas elle, l’erreur et la superstition. La foi est l’acte d’obéissance et de décision par lequel l’homme se présente à Dieu comme Dieu l’exige. Cet acte implique que l’on cesse d’être neutre vis-à-vis de Dieu, que l’on abandonne cette attitude [41] d’indifférence et d’irresponsabilité qui empêche toute décision vraie, qu’on sorte enfin de son univers à soi pour oser choisir et s’engager ouvertement, publiquement. Une foi qui resterait une affaire privée, qui ne se manifesterait pas au-dehors, ne serait plus qu’une incrédulité cachée, une fausse foi, une superstition. Car la foi qui a pour objet Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne peut pas ne pas se manifester publiquement.
Nous avons dit : « La foi chrétienne est la décision qui donne aux hommes la liberté de répondre publiquement de leur confiance en la Parole de Dieu. » La responsabilité publique qu’assume le chrétien implique qu’il en a reçu le droit, la permission, c’est-à-dire qu’il connaît une certaine liberté. À la liberté de croire et de connaître, s’ajoute celle de s’engager. Impossible de séparer l’une de l’autre. Une confiance en Dieu qui prétendrait se passer de connaissance ne serait pas véritable. Et l’homme débordant de confiance et de connaissance qui ne se sentirait pas libre d’en répondre publiquement mérite qu’on lui dise : « Ta confiance et ta connaissance ne valent rien ! » Dieu lui-même, tel que le confesse l’Église, n’est-il pas celui qui, loin de demeurer caché et de vouloir être pour soi, est sorti de son mystère et de sa majesté divine, pour descendre et se manifester dans sa création ? N’est-il pas celui qui se dévoile, se montre ? Quand on croit en lui, on ne peut pas tenir cachés la grâce, l’amour, la consolation et la lumière qui viennent de lui, ni garder pour soi la confiance que l’on met en sa parole et la connaissance qu’on a de lui. Il est impossible que les paroles et les actes du croyant restent des paroles neutres, des actes qui n’engagent pas. Dès que la foi existe, il faut nécessairement que la gloire de Dieu (doxa, gloria) éclate sur la terre. Si la gloire de Dieu ne se manifeste pas d’une manière ou d’une autre, si obscurcie et déformée qu’elle puisse être par notre propre sagesse ou par notre faiblesse, il faut en conclure que la foi est absente, et que la consolation et la lumière que Dieu donne n’ont pas été réellement reçues. La gloire de Dieu entre dans le cosmos et son nom est sanctifié sur la terre toutes les fois qu’il est donné à des êtres humains de croire, toutes les fois que se rassemble et se met en marche le [42] peuple, la communauté de Dieu. La foi donne à l’homme tel qu’il est, avec toutes ses limites et son impuissance, dans toute sa perdition et toute sa folie, la liberté royale de faire resplendir la gloire et l’honneur de Dieu, de refléter sa lumière incomparable sur la terre. Il ne nous est pas demandé plus que cela, mais cela nous est demandé. Cette liberté de témoigner publiquement de notre confiance en la parole de Dieu et de notre connaissance de la vérité qui est en Jésus-Christ, c’est ce qu’en termes d’Église on appelle confesser sa foi.
Confesser sa foi, c’est en répondre publiquement dans le langage propre à l’Église, mais c’est aussi en témoigner par des décisions toutes profanes et surtout par des actions et des attitudes conséquentes. Nous avons là, me semble-t-il, les trois formes absolument inséparables – impossibles à opposer entre elles et qu’il faut toujours envisager en même temps – du témoignage chrétien, qui est lui-même une des manifestations essentielles de la foi. Les explications qui suivent forment donc un tout indivisible.
1. La foi nous donne la liberté de répondre publiquement de notre confiance et de notre connaissance, dans le langage propre à l’Église. Que voulons-nous dire par là ? L’Église a eu et a son langage à elle, à toutes les époques. C’est ainsi. Dans le développement historique, elle possède son histoire particulière, sa propre voie. En confessant sa foi, elle ne peut pas faire abstraction de cette histoire. Elle vit dans un contexte historique tout à fait précis, qui ne cessera pas de lui imposer un certain langage. Ainsi la foi chrétienne – et le témoignage public de cette foi – tirera nécessairement son mode d’expression de la Bible, des langues de la Bible, le grec et l’hébreu, et des traductions qui en ont été faites, ainsi que de la tradition de l’Église, des formes de pensée, des concepts et des idées que l’Église a utilisés au cours des siècles, pour formuler, acquérir, défendre et développer ses connaissances. Il y a un langage propre à l’Église. C’est normal. Osons l’appeler par son nom : le « patois de Canaan ». Aucun chrétien appelé à confesser sa foi, c’est-à-dire appelé à faire luire dehors la lumière qui s’est allumée en lui, ne pourra le faire sans utiliser ce langage-là, [43] qui est le sien. Voyons les choses comme elles sont : dès qu’il devient nécessaire d’exprimer avec exactitude les choses de la foi, dès qu’il faut parler de notre confiance en Dieu, en sa Parole, dans ce qu’elle a, pour ainsi dire, de spécifique – et nous devons bien reconnaître que c’est terriblement indispensable pour que les problèmes deviennent clairs –, nous devons en arriver à parler le patois de Canaan ! Ayons ce courage ! Car certaines directions, certains conseils et certaines exhortations ne peuvent être communiqués aux autres que dans ce « patois ». Il ne faut pas être trop délicat en cette matière, vouloir ménager son âme outre mesure. Je crois, dit-on souvent, mais ma foi est une affaire tellement intime et personnelle que je me suis fait une règle d’éviter de citer la moindre parole biblique et que j’éprouve une forte gêne à prononcer même le nom de Dieu, pour ne rien dire de Jésus-Christ, de son sang ou du Saint-Esprit. …Je réponds : « Cher ami, j’admets que tu puisses avoir une foi profonde ; veille seulement à devenir capable d’en répondre publiquement ! Sinon cette pudeur de sentiments dont tu te réclames pourrait bien n’être que la crainte mal dissimulée de devoir sortir de son état de neutralité inférieure. Penses-y ! » Aucun doute, lorsque l’Église n’ose pas confesser sa foi dans le langage qui est le sien, elle prend l’habitude de ne plus rien confesser du tout ! Elle devient alors une communauté silencieuse, sinon muette. La foi, dès qu’elle existe, soulève immédiatement la question : ne faut-il pas, joyeusement et sans crainte, parler le langage de la Bible, s’exprimer comme l’Église l’a fait dans le passé et comme elle doit le faire aujourd’hui ? Forte de la liberté et de l’assurance qui sont les siennes, la foi ne manque pas de susciter partout et toujours semblable langage, à la louange et à la gloire de Dieu.
2. Mais cela ne saurait constituer encore tout le témoignage de l’Église. Confesser signifie plus encore. Gardons-nous de penser que la confession de la foi n’est qu’une affaire spirituelle, réservée exclusivement au domaine de l’Église et consistant simplement à donner une certaine extension à son message. Le véritable cadre de l’Église c’est le monde, comme on peut le remarquer déjà à première vue, du fait que, dans un [44] village ou dans une ville, le temple occupe sa place à côté de la maison d’école, du cinéma et de la gare. Le langage parlé par l’Église ne saurait avoir un but en soi. Il faut qu’on puisse voir que l’Église est vraiment là pour le monde, il faut que la lumière brille dans les ténèbres (Jean 1,5). De même que le Christ n’est pas venu pour être servi mais pour servir, il ne convient pas que les chrétiens existent simplement pour eux-mêmes. C’est dire que la foi qui se manifeste extérieurement comme une confiance et comme une connaissance, détermine certaines décisions dans le siècle, et que pour constituer un témoignage clair et authentique, elle doit pouvoir se traduire parfaitement dans le langage de Monsieur Tout le Monde, de l’homme de la rue, bref dans la langue de ceux qui n’ont ni l’habitude de lire la Bible, ni celle de chanter des cantiques, et dont les moyens d’expression et les centres d’intérêt sont absolument différents. C’est dans le monde que le Christ a envoyé ses disciples et c’est dans le monde que nous vivons. Aucun d’entre nous n’est absolument chrétien, tous nous sommes en même temps citoyens de ce monde. Il en va de même de nos décisions chrétiennes, de la traduction de notre témoignage dans la langue de chacun. La confession de la foi, en effet, entend s’appliquer à la vie telle qu’elle est, aux circonstances de notre existence quotidienne avec toutes les questions théoriques ou pratiques qu’elle nous pose. Si notre foi est réelle, elle doit nécessairement entrer dans notre vie. Dans sa forme purement ecclésiastique, le témoignage chrétien risque sans cesse de faire croire que le croyant considère son credo comme une affaire personnelle et privée et que, dans le monde tel qu’il est, ce sont d’autres vérités qui ont cours. Le monde vit sur ce malentendu et considère le christianisme comme une aimable « magie » appartenant au « domaine religieux », respectable, certes, et qu’il ne convient pas de toucher, et tout est dit ! Mais ce malentendu peut fort bien exister chez les chrétiens eux-mêmes, volontiers disposés à faire de la foi leur affaire à condition qu’on n’y touche jamais. Ce n’est pas d’hier qu’on a tenté de présenter le problème des rapports entre l’Église et le monde comme un problème de bon voisinage, chacun restant prudemment sur des positions [45] soigneusement préparées, en dépit des quelques escarmouches qui peuvent se produire aux avant-postes. L’Église ne saurait considérer ce « gentlemen’s agreement » comme définitif. De son point de vue, une seule chose entre en ligne de compte : que son témoignage puisse retentir également au sein de la société qui l’entoure, non pas, cette fois-ci, dans le patois de Canaan, mais dans le langage très sobre et très peu ecclésiastique que le monde a l’habitude de parler. Il s’agit pour l’Église de traduire son message, dans le style des journaux, par exemple. Il s’agit de redire, d’une manière profane, ce que nous disons avec les mots et le langage de l’Église. Le chrétien ne devra donc pas craindre d’utiliser un parler très peu « édifiant ». S’il s’en trouve incapable, qu’il se demande si ce qu’il dit dans l’Église est toujours édifiant ! Nous connaissons bien ce jargon pastoral et clérical qui, aux gens de l’extérieur, fait l’effet du chinois ! Prenons garde de ne pas nous replier sur nous-mêmes et ne redoutons pas de parler clair au monde. Un exemple : en 1933, nombreux furent ceux qui, en Allemagne, surent confesser et vivre leur foi d’une manière profonde et authentique, et nous en bénissons Dieu ; malheureusement, ces témoignages ont été, en quelque sorte, bloqués par le langage qui servait à les formuler. On n’a pas su traduire, alors, en décisions politiques ce qui était excellemment exprimé dans la langue de l’Église ; sinon, l’Église évangélique de ce pays aurait clairement vu qu’elle devait dire non au national-socialisme, et cela dès le commencement. Et c’est ainsi qu’il n’y a pas eu alors, sous cette forme toute profane, de véritable confession de la foi. Imaginons ce qui serait arrivé si l’Église avait su formuler en termes politiques ses convictions spirituelles ! Elle n’en a pas été capable, et les conséquences sont sous nos yeux. Un second exemple : aujourd’hui également, il y a des manifestations de foi chrétienne sérieuse, authentique. Je suis persuadé que les évènements actuels ont éveillé chez beaucoup la faim et la soif de la Parole de Dieu, que l’Église est en train de vivre un moment important. Mais il ne faudrait pas qu’elle se borne à se redresser, à se consolider elle-même, et que les chrétiens restent une fois de plus entre eux. Certes, il est indispensable aujourd’hui de faire de la théologie avec une [46] très grande consécration. Mais puissions-nous voir et comprendre mieux que naguère la nécessité de traduire en décisions et en prises de position politiques ce qui se passe au sein de l’Église ! Une Église évangélique qui prétendrait aujourd’hui rester muette sur la question de la culpabilité que soulèvent les évènements que nous venons de vivre, ou qui, plus simplement, croirait pouvoir la négliger alors qu’elle exige une réponse en raison même de l’avenir, se condamnerait, dès l’abord à la stérilité. De même, une Église qui ne comprendrait pas clairement sa vocation à l’égard des peuples en détresse, et dont l’enseignement et la prédication ne correspondraient pas aux problèmes soulevés par la situation actuelle, une Église qui ne mettrait pas tout en œuvre pour répondre à l’urgence de cette tâche écrasante, célèbrerait son propre enterrement. Puisse chaque chrétien, individuellement, voir clairement ce que sa foi implique : tant qu’elle n’est qu’une sorte d’aimable tour d’ivoire qui le dispense de penser à autrui, tant qu’elle lui offre une sorte d’alibi facile et fait de lui un être double, elle n’est pas authentique. D’ailleurs, on ne peut guère vivre dans une tour d’ivoire ! L’homme est un tout et ne peut exister vraiment que comme un tout.
3. Rappelons enfin la dernière phrase de notre thèse initiale : par des actions et des attitudes conséquentes. C’est intentionnellement que j’en parle dans un troisième point, distinct du précédent. À quoi servirait-il à un homme de parler et de confesser sa foi dans le langage le plus fort qui puisse être, s’il n’a pas la charité ? Confesser sa foi, témoigner est un acte étroitement lié à la vie. Croire, c’est être appelé à payer de sa personne (1). Tout dépend de là.
(1) En français dans le texte. (Note du traducteur)