Edmond Grin, Jean-Christophe Blumhardt et son fils, Labor et Fides, 1952, pp. 152-157
[152] Le geste de Dieu continue,
mais ne se répète pas
La modification des idées religieuses de Blumhardt-le-jeune est comme soulignée par des événements extérieurs.
En 1888, le dernier témoin de Möttlingen disparaît à son tour, Hansjörg, le frère de Gottliebin. Pauvre petit domestique de campagne, qui accomplit chaque jour les besognes les plus humbles : cirer les souliers, balayer les corridors. Mais il a assisté jadis au « combat » (1) ; il y a pris part ; il a fait de nombreuses expériences religieuses ; il a vu de ses yeux la victoire du Christ. « La mort de cet ami très cher, écrira Christophe, a amené une véritable révolution dans notre vie profonde. Il avait vécu – lui, encore – les jours inoubliables, ces jours qui, spirituellement, sont pour nous le point de départ. Nous pouvions constamment nous retremper auprès de lui, nous laisser instruire par lui. Son absence marque un temps d’arrêt dans notre course. Il a fallu fourbir à nouveau nos armes pour redonner un centre à notre vie spirituelle. »
[153] Sans cesse à l’écoute des ordres de son Maître, le jeune chef de la vieille maison ne songe pas un instant à résister à l’Esprit. Il le sait bien, il souffle où il veut. Continuer le sillon ouvert par son père, oui. Pratiquer un attachement idolâtre à la mémoire du disparu, non ! Mais sans oublier le temps d’autrefois, s’appliquer à comprendre ce que Dieu veut et demande aujourd’hui.
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Plusieurs semaines de maladie, qui l’obligent même à quitter Bad-Boll momentanément, favorisent la méditation chez Christophe et l’aident à prendre conscience de l’appel intérieur.
Une parole retentit sans relâche dans son cœur : « Mourir afin que Jésus vive ! » Il en fait un mot d’ordre, pour lui d’abord, puis pour son entourage. Il ne renie rien du passé tout récent, de ce temps où il a marché avec vénération sur les traces du fondateur. Il ne répudie rien de l’héritage paternel. Simplement il y voit plus clair. L’œuvre a progressé, prospéré durant ces huit années. Désormais, il le comprend, il doit la diriger tout autrement.
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Il en vient à une première décision : ne plus prêcher au dehors. Par déception ? Bien [154] au contraire : il a fait des « tournées de prédication » humainement triomphales. En Allemagne, en Suisse, il a été de « succès » en « succès ». Au printemps 1888 à Berlin, il a parlé en public plus de vingt fois, devant des milliers d’auditeurs… D’autres auraient été satisfaits, enchantés. Lui, cela le laisse rêveur, hésitant, troublé. Est-ce bien la bonne manière de travailler pour la cause du Christ ? Les foules qui accourent pour l’entendre le comprennent-elles ? « Cela me fait vraiment mal quand on m’appelle un prédicateur distingué. Dieu me préserve de me laisser prendre au piège de la gloire humaine ! J’aimerais tant être autre chose pour vous, frères, qu’un beau parleur : un homme riche d’expérience chrétienne, un témoin ! »
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Il opère beaucoup moins de guérisons aussi. La maison de Boll, un établissement où l’on recouvre la santé par la prière ? Cent fois non ! Jamais son père n’a pensé, ni enseigné qu’une amélioration physique conduit forcément à la conversion. Que de preuves du contraire ! « La nuit dernière encore, à ma consternation, j’ai lu une lettre qui m’a bouleversé. Il y a quelques semaines, quelqu’un s’est adressé à moi. Il souffrait terriblement et frisait le désespoir. On avait tout essayé sans succès. Finalement il a par hasard entendu [155] parler de moi et m’a écrit, vous imaginez en quels termes ; j’ose le dire : le pistolet dans la main. Mon secours lui a été efficace. Et voici qu’il m’envoie un message plein de gratitude, d’émotion ; il me demande la note (!) ; il ajoute que, puisque tout va si bien, il n’a plus besoin de moi ; si jamais ses maux recommencent, il se souviendra de Boll. Dans tout cela, je vous le demande, où donc, mais où donc est la foi ? »
C’est rabaisser la grâce, c’est la mépriser que d’envisager le Sauveur comme une sorte de domestique à nos ordres, dont le seul travail consiste à réparer ce que nous avons abîmé dans notre être physique. Quel égocentrisme à la base de conceptions pareilles ! L’honneur de Dieu d’abord, Son droit, Sa gloire, et non le souci de notre bien-être ! À tant de gens qui écrivent pour solliciter l’intercession des frères de Boll, il faudrait répondre : laisse là cette mendicité et cherche plutôt à être justifié aux yeux de ton Seigneur ! Cesse de penser à toi-même et à tes misères personnelles pour considérer la grande détresse du Royaume. Sa venue est retardée – et combien ! – par la fourberie des hommes. Aie confiance ! Si tu as véritablement le souci de l’honneur divin, aucun mal ne t’atteindra.
De plus en plus, on le voit, Blumhardt établit une relation directe entre nos maux physiques et le règne de Dieu. Nos maladies, [156] autant de signes de notre cécité spirituelle. Elles dénoncent avec force le désordre moral dans lequel vit l’humanité.
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Cette attitude nouvelle frappe chacun. Plusieurs s’en étonnent, qui considéraient jusqu’ici les guérisons comme l’essentiel de la vie de Boll. Christophe s’en explique devant eux :
Möttlingen était un point de départ, un commencement nouveau. À ce moment-là, il a fallu des faits spectaculaires, qui frappent les regards et l’esprit de chacun. Signal de la première trompette de Dieu. Aujourd’hui, nous sommes parvenus plus avant, et d’autres trompettes retentissent, qui rendent un son différent. Non pas que Dieu se désintéresse des malades. Il en guérit tout autant que par le passé, voire davantage. Mais Il opère dans le silence, en secret, afin que personne n’identifie la venue du Royaume à ces guérisons.
Il y a quelque chose de plus important que d’être ramené à la santé physique : recouvrer la santé spirituelle; ouvrir son cœur à l’action toute-puissante de l’Esprit; devenir une nouvelle créature. C’est la seconde trompette. Elle proclame : Il faut se débarrasser des formes du christianisme courant !
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Dès ce moment, Blumhardt se méfie de toutes les habitudes religieuses traditionnelles : [157] prières, méditations, cultes. À ses yeux, l’ennemi numéro un n’est plus, comme pour son père, la puissance des ténèbres, mais l’homme lui-même, enraciné dans son égoïsme, qui s’oppose à la vérité divine. C’est contre cet adversaire-là, le vrai, qu’il entend mener la lutte et qu’il exhorte les croyants à livrer le combat. Sus à l’orgueil spirituel, le pire de tous ! Sus à l’égocentrisme chrétien, le plus subtil des pièges de Satan ! Les « vertus chrétiennes », pur néant tant que le Christ n’habite pas en nous ! Faisons-lui donc la place afin qu’il puisse entrer dans notre cœur et s’y établir. De là le nouveau mot d’ordre: « Mourez donc, pour qu’en vous Jésus puisse vivre ! »
La grande question, la vraie, l’unique : qui est-ce que tu cherches ? Toi-même ou Dieu ? À quoi est-ce que tu t’appliques : à tes affaires, ou à celles de ton Dieu ?
Sans rejeter positivement le piétisme hérité de son père, le fils le dépasse de beaucoup. Il conserve en élaguant. Pour se dégager d’une tradition paralysante, il s’attache exclusivement à trois éléments de l’oraison dominicale : Que ton nom soit sanctifié ! Que ton règne vienne ! Que ta volonté soit faite sur la terre comme elle est faite dans le ciel !
Il opère donc un changement de front. Mais la fidélité à son nouveau mot d’ordre va l’entraîner très loin ; beaucoup plus loin peut-être que tout ce qu’il peut prévoir.
(1) Le « combat » fait référence à l’épisode de « possession démoniaque » de Gottliebin à Möttligen. Cette dernière vit plusieurs années très agitées, aux prises avec de nombreux délires. Jean-Christophe Blumhardt arrivera à la délivrer en la convainquant de prier avec elle que « Jésus Christ est vainqueur. » (Note de Voix rouges)