Edmond Grin, Jean-Christophe Blumhardt et son fils, Labor et Fides, 1952, pp. 172-182
[172] Les socialistes…
successeurs des prophètes et des apôtres
« À partir de 1870 (1), j’ai pris l’habitude de considérer chaque événement mondial sous le regard de Dieu et en fonction de Sa volonté. » Nous ne serons donc pas surpris de voir Blumhardt, vers 1890, témoigner un intérêt croissant au mouvement socialiste et à ses revendications, qu’il approuve sans réserve.
Il y voit un signe des temps de toute première importance qui le réjouit profondément. À ses yeux « sociale-démocratie » et règne de Dieu se recouvrent. (2) « Le Royaume prend de [173] nos jours des dimensions colossales, et nous sortons enfin du clair-obscur. Il descend dans la rue, chez les plus pauvres, les plus misérables, les plus délaissés. » Sans doute l’humanité va au-devant d’un bouleversement général. Qu’importe ! Même dans ce chaos, Dieu est à l’œuvre, travaillant par là à établir Sa domination sur l’univers.
⁂
Compte-t-il donc pour rien les excès de toute nature ?
[174] On aurait tort de s’y achopper. Il faut être sourd pour ne pas percevoir les accents vraiment prophétiques qui montent de la terre. Quel cri vers Dieu ! Les événements qui se déroulent sur le plan social, accomplissement certain des promesses de l’Évangile, vieilles de tantôt deux mille ans.
Aujourd’hui, avec l’ardeur du désespoir, le monde est en quête d’un Maître. Sans qu’il le sache, il cherche son Dieu et même son Christ. Le Nouveau Testament annonce la venue de « cieux nouveaux et d’une terre nouvelle, où la justice habitera » (2 Pierre 3,13). Le socialisme entrevoit cet idéal et crie après sa réalisation. N’est-il pas porté par un désir poignant d’équité, de fraternité ? Dans ces aspirations passionnées, il y a infiniment plus de vérité que dans la torpeur somnolente et égoïste de la masse des « chrétiens ».
Comment peut-on jouir d’une situation assurée, se prétendre religieux, manger chaque jour à sa faim et ne pas songer à son prochain, tout proche peut-être, et qui, lui, manque de la nourriture indispensable ? » C’est un devoir moral de se préoccuper de lui. Ils rendent un véritable culte à Dieu les hommes qui se lèvent et osent dire : « Moi aussi je veux vivre une existence digne, humaine, et j’entends que chacun puisse le faire ! »
⁂
[175] Ces gens-là sont en dehors de la communauté chrétienne, et vous les appelez religieux !
Les formes extérieures ont peu d’importance, clame Blumhardt. C’est vrai, ces hommes-là ne sont pas « d’Église», ils se prétendent même athées. N’est-ce pas être religieux, pourtant, que de lutter en faveur de ses frères, de travailler de toutes ses forces à faire reconnaître le bon droit de chacun d’eux ? Il y a une « foi socialiste » étonnamment proche de celle dont parle l’Évangile. Elle anime les chefs du mouvement ouvrier et les porte. Elle les situe dans un combat tout semblable à celui que, jadis, ont livré prophètes et apôtres, et que les chrétiens authentiques mènent dans tous les âges. Il faut avoir l’esprit obtus et le cœur dur pour ne pas découvrir le sens messianique de la grande espérance prolétarienne !
⁂
Il est singulier, vraiment, ce messianisme sans Messie !
— Sans Messie, rétorque Blumhardt, en êtes-vous bien sûrs ? Sans le savoir, ces êtres qui aspirent à une organisation sociale meilleure sont dans la ligne du Christ. Ils ignorent que c’est Jésus qui les pousse à agir, cela ne fait aucun doute. Ils croient en l’humanité, donc aussi en Celui qui est le Sauveur de tous les humains. À eux s’applique la parabole des [176] deux fils (Matthieu 21,28). Instruments inconscients entre les mains du Créateur, ils ressemblent à celui des deux enfants qui dit au père : « Je ne veux pas aller travailler à ta vigne », et qui, après coup, se décide à le faire quand même. Les socialistes ne parlent pas de Dieu, mais ils agissent religieusement ! – On leur reproche leur « Internationale », mais une meilleure entente entre les peuples n’est-elle pas désirable ? – « Les social-démocrates veulent faire régner la paix. À leur manière ils sont des théologiens, puisque la paix ne peut émaner que de Dieu. »
⁂
Vision fascinante, celle de Blumhardt ! Il est à ce point homme de Dieu qu’il voit le Tout-Puissant à l’œuvre partout. Il est sévère pour les gens « pieux » qui prétendent limiter l’action du roi des rois à leur tout petit cercle ecclésiastique. Attitude mesquine et très peu biblique ! Oublie t-on que les hérauts de l’Ancien Testament ont proclamé que Dieu s’est servi des Assyriens pour exécuter Sa volonté vengeresse et ont considéré le roi Cyrus – tout païen qu’il fût – comme l’envoyé de l’Éternel ? Le socialisme, avec ses violences certes regrettables : un jugement divin porté sur la chrétienté enfoncée dans son égoïsme, et par là un vibrant appel à la repentance et à un retour à des vérités élémentaires. Sous [177] cette poussée, la société « bourgeoise » chancelle sur ses bases.
Ce n’est pas tout : ce cri vers plus de justice proclame la faillite de l’Église, la démission des chrétiens. Dans leur lutte pour instaurer un monde qui fera la première place à la personne humaine et non pas à l’argent, les petits, les opprimés n’attendent plus aucun secours du christianisme. Quelle condamnation pour ses représentants ! Ils méritent le même blâme cinglant que les Pharisiens du temps de Jésus : Vous fermez la porte du Royaume des cieux à ceux qui veulent y entrer !
Sur ce sujet Blumhardt est intarissable. Son cœur saigne, et sa plume comme sa bouche jettent l’invective. En face de l’embourgeoisement de l’Église, il n’hésite pas à parler d’un « athéisme moral » à l’œuvre dans la classe laborieuse, et il ose proclamer : Quand les « anges » se dérobent, Dieu lie partie avec les « démons » !
⁂
Le « matérialisme » des socialistes, dont les chrétiens leur font un tel grief, ne l’effraye pas. Les fidèles l’oublient, le salut apporté par le Christ concerne aussi la vie du corps. Le Fils de Dieu ne nous a-t-il pas enseigné à demander dans la même requête : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. » et « Que ton règne vienne » ? On a fait du [178] christianisme une affaire si exclusivement spirituelle que les croyants sont littéralement enlisés dans la spiritualité. Comment parler des choses de l’esprit à des êtres qui ne mangent pas à leur faim ? Pour ces gens-là, nos discours religieux sont pures sornettes. Notre époque est l’ère du prolétariat (3). Il est là, devant nos yeux. Que Dieu le bénisse !
⁂
En allant au socialisme, en tendant la main aux « travailleurs », Blumhardt croit sincèrement accomplir un acte d’obéissance. Il sait parler, et Dieu lui demande d’être la « bouche des miséreux ». S’il se tait, et avec lui les chrétiens, les soupirs des pauvres, qui donc les exprimera ?
Poussé par cette conviction, Christophe participe pour la première fois, en juin 1899, à une vaste assemblée populaire, convoquée à Göppingen, pour protester contre un projet de loi limitant la liberté syndicale des ouvriers. « Depuis toujours on m’a vu là où il y a des hommes tourmentés et souffrants. » À la stupéfaction de cette foule, il prend la parole, afin de bien manifester sa solidarité avec ceux dont les droits sont menacés. « Mon devoir est net : ne pas rester plus longtemps sur la réserve. Ce projet porte atteinte à l’élémentaire justice ! »
Quelques mois plus tard, il se compromet de nouveau : Il s’agit cette fois-ci du régime [179] imposé aux femmes mariées travaillant dans les usines. « Je ne puis pas garder le silence tant que nous n’aurons pas une société mieux organisée. »
Le 24 octobre de la même année, enfin, il fait acte officiel d’adhésion au parti « social-démocrate ». (On l’avait expressément invité à venir exposer son point de vue.) Son allocution étonne et saisit les ouvriers : « C’est ma foi chrétienne qui me pousse vers vous. Bien avant vous, le Christ a annoncé des temps nouveaux : « Il faut que ce monde s’effondre », a dit le Seigneur. Malheureusement la chrétienté a oublié tout cela. Pourquoi serions-nous surpris de voir les promesses du Sauveur des hommes se réaliser aujourd’hui ? N’est-il pas le Fidèle ? — Comptez sur moi, camarades ; je serai avec vous de toute mon âme et de tout mon cœur ! »
L’impression produite est profonde. C’est tout juste s’il n’est pas porté en triomphe. Le jour même, le texte de ce discours paraît en édition spéciale dans le journal du parti, sous ce titre aux caractère énormes : Le pasteur Blumhardt adhère à la sociale-démocratie !
⁂
Il a sincèrement espéré ne jamais être entraîné sur le terrain politique. Aussi est-il peiné et effrayé des répercussions de son attitude. Il en accepte pourtant les conséquences [180] avec courage. Ses amis s’étonnent, s’épouvantent même. Il s’efforce de les tranquilliser. « On s’est habitué à identifier socialisme et athéisme. Je veux montrer par mes actes combien cela est faux. Notre époque, j’en suis convaincu, a pour mission particulière de nous rapprocher beaucoup du Royaume de Dieu. Je me joins au désir ardent des masses qui rêvent d’une humanité nouvelle, et non pas à un clan politique. Seule la volonté du Christ compte pour moi. »
Malgré ces explications, on ne le comprend pas. Les jugements sévères pleuvent : il se mêle à ces gens-là, lui, un ecclésiastique ! à ces athées, à ces matérialistes ! Le Consistoire de l’Église du Wurtemberg le somme de renoncer à sa qualité et à son titre de pasteur. Il obéit, dans la souffrance, mais avec dignité. « Ni l’État ni l’Église ne sont des endroits où puisse brûler la flamme divine… »
D’aucuns regrettent son attitude soumise : pourquoi donc n’engage-t-il pas la lutte avec l’autorité ? – Pourquoi ? Une longue évolution spirituelle, douloureuse, l’a amené depuis des années à abandonner les droits ecclésiastiques accordés au directeur de Boll. Dès à présent, il est entièrement libre, ce que ne sont pas les pasteurs : l’Église contemporaine est liée par son dogmatisme et par ses attaches avec l’État ; elle n’est pas aux ordres exclusifs du Christ.
⁂
[181] Débarrassé de toute entrave, Blumhardt participe toujours plus souvent aux assemblées populaires. En plein air comme dans les salles de restaurants, les foules, grandes ou petites, boivent ses paroles. Accomplissement à ses yeux des mots du Christ au Baptiste : « L’Évangile est annoncé aux pauvres. » À ses nouveaux compagnons, il redit sans se lasser : La sociale-démocratie ne peut pas exister dans un pays dépourvu de toute influence chrétienne. Impossible, par exemple, de l’établir en Chine, le fondement spirituel manquerait. La certitude : Dieu est amour, découle en droite ligne du Christ. Par conséquent, l’amour que vous portez aux autres hommes a sa source en Lui, même si vous ne vous en doutez pas.
Et ces masses, qui ont tourné le dos à l’Église, l’écoutent avidement leur parler de Jésus…
⁂
Il s’exprime en croyant, non en homme politique. Malgré cela – ou à cause de cela ? – le monde ouvrier lui donne sa confiance. Si bien que lui, le héraut d’un Royaume qui n’est pas de ce monde, se voit obligé d’accepter une candidature au parlement du Wurtemberg. Il y est élu le 18 décembre 1899, pour une période de six ans.
Ses interventions dans les débats sont fréquentes et toujours écoutées. Il se prononce avec vigueur contre l’École confessionnelle, [182] par exemple, et contre un impôt sur les céréales qui eût augmenté le prix du pain. Néanmoins, on a l’impression que la vie parlementaire n’est pas son affaire. Il ne se sent pas à l’aise au « Landtag ». Non qu’il plane, en utopiste, entre ciel et terre. Il examine chaque problème avec objectivité et réalisme. Mais ses mandataires ne le comprennent pas toujours.
Les divergences entre l’idéal chrétien et le but du socialisme politique se font de plus en plus sentir. On lui en veut d’être « trop humain » pour un politicien. Il rétorque : « Je suis fier d’être humain. Si la politique ne le permet pas, qu’elle aille au diable ! » Aux socialistes, il reproche leur attitude purement négative, effort de constante obstruction. On le trouve, lui, trop conciliant à l’égard des partis bourgeois. Toujours davantage il adopte la tactique du silence…
Déçu, mais aucunement ébranlé dans ses convictions, il décline une nouvelle candidature, et, afin de se soustraire à l’insistance de ses amis de gauche, il se décide brusquement à faire un long voyage en Palestine (printemps 1906).
(1) En 1870 a lieu la guerre entre la France et la Prusse. Après la bataille de Sedan, Napoléon III abdique et la république est proclamée en France. L’Empire allemand quant à lui est proclamé à Versailles et l’Alsace et la Moselle deviennent allemandes. La Commune de Paris a lieu à la même période, à la suite du siège de Paris. (Note de Voix rouge)
(2) Il n’est peut-être pas inutile de rappeler en quelques mots ce que fut, en Allemagne, la sociale-démocratie.
Il s’agit non du socialisme en général, mais du socialisme organisé en vue de l’action politique : un parti de classe visant nettement à la révolution. Dès 1869, au congrès d’Eisenach, il se sépare entièrement des « révisionnistes », partisans d’une simple amélioration des conditions sociales. C’est donc la branche allemande de la Première Internationale, fondée à Londres en 1864.
Son président, Auguste Bebel (1840-1913) – avec qui Christophe Blumhardt aura contact à plus d’une reprise – était un agitateur d’une violence extrême. Son action sur les masses était considérable, à cause de la puissance étonnante de sa parole. « Il ne s’agit pas pour nous, aimait-il à répéter, d’obtenir tels résultats concrets, mais bien de présenter des revendications qu’aucun autre parti ne peut formuler. »
Adversaire farouche de la société « bourgeoise », il en veut particulièrement à la religion chrétienne, instrument d’oppression des économiquement faibles, à ses yeux. Son slogan : « Christianisme et socialisme sont opposés l’un à l’autre comme le feu à l’eau. »
Pourtant ce fanatique n’hésita pas à se rendre auprès du « pasteur-socialiste » et à s’entretenir longuement avec lui. On se rend compte de l’influence exercée par Christophe sur les hommes qu’il abordait si l’on songe à la déclaration publique de Bebel, en plein Berlin ouvrier : « Quand je suis à Bad-Boll auprès de Blumhardt, il m’est facile de croire à Jésus-Christ. »
(3) Et en 2023, nous sommes plus que jamais dans l’ère du prolétariat : usines de centaines de milliers d’ouvriers en Chine ou au Bangladesh… Et en Europe, une prolétarisation totale des travailleurs : quasi tout le monde ne vit plus que de sa force de travail qu’il doit vendre à un employeur contre un salaire ! (Note de Voix rouges)