Conclusion

Edmond Grin, Jean-Christophe Blumhardt et son fils, Labor et Fides, 1952, pp. 209-213


[209] Conclusion

Il paraît superflu, après ce qui a été dit, de tracer ici un portrait de ces deux personnalités exceptionnelles. À les entendre parler, à les voir agir on comprend que, de toute leur haute stature physique et spirituelle, ces êtres dominaient leur époque. Ils ont été, le second surtout, des hommes de l’avenir.

Le père, le « grand Blumhardt », connu dans l’Europe entière, était on ne peut plus naturel : humble, modeste, débordant de gaîté et d’allant. Son visage débonnaire, son attitude cordiale mettaient d’emblée à l’aise.

Alors que son premier biographe, le pasteur Zündel, travaillait à son livre et recueillait des souvenirs dans la contrée, il s’entendait dire constamment : « Vous voulez donner de Blumhardt une image vraie ? Parlez avant tout de son amour. »

Le directeur des Bains de Boll aurait pu répéter avec Pestalozzi : « Tout pour les autres, rien pour moi. »

Ces mêmes qualités, à quelques nuances près, on les retrouvait chez son fils.

[210] Il suffit de contempler leur belle figure pour s’en rendre compte.

À signaler, peut-être, chez Christophe davantage de vigueur intellectuelle et un tempérament plus marqué de lutteur.

Il y a deux sortes de chrétiens : ceux qui donnent (de leur temps, de leur argent, de leur intelligence), et ceux qui se donnent.

Les Blumhardt sont des seconds, seuls disciples authentiques de Celui qui a tout donné parce que d’abord il s’est donné.

Par là ils ont montré à leurs contemporains qui l’oubliaient – ils nous le montrent encore aujourd’hui – que l’Évangile n’est rien s’il n’est vécu jour après jour.

La mort de Christophe Blumhardt n’a pas entraîné la fermeture de la maison de retraite. Écartant de nombreuses sollicitations, la famille en a confié la direction à la mission morave. L’esprit de Zinzendorf, son fondateur, n’est-il pas exactement le même que celui de Boll ? « Un seul Seigneur et Maître : Jésus-Christ. C’est Lui seul qui commande, c’est Lui seul que nous voulons servir. Tout ce qui nous appartient est à Lui. »

Cette décision, chacun en était sûr, aurait causé de la joie au disparu.

Le premier « père de famille » morave fut le pasteur Gerhard Heyde, fils de missionnaires, né dans le Haut-Thibet. Cet homme [211] distingué, d’une consécration totale – dont la compagne était bâloise – dirigea Bad-Boll durant près de vingt ans. Lui le premier attacha un médecin à l’établissement.

Il fut brusquement emporté par une attaque en 1939, peu avant la guerre.

À peine désigné comme successeur, le pasteur Harald Gammert partit pour le front. Il devait tomber, sur le Don, dans la lointaine Russie, à Noël 1942.

Véritable arche de Noé secouée par la tempête, la maison de Boll fut transformée en lazaret durant le conflit mondial. Les bombes destinées à Ulm et à Stuttgart sifflèrent souvent très près…

Au lendemain de l’arrivée des troupes américaines de nombreux réfugiés y cherchèrent accueil. Plusieurs ont dû s’y installer à demeure. À la suite de l’incendie de la maison-mère de la Mission morave, à Hernnhut en Allemagne orientale, la vaste famille de Bad-Boll s’est encore agrandie.

Aujourd’hui l’institution poursuit sa tâche, malgré des difficultés sans cesse accrues, tant matérielles que spirituelles. Le bref séjour que nous avons pu faire à Boll au printemps 1951 nous a laissé l’impression que l’esprit des Blumhardt y est encore bien vivant.

|212] Quant à l’influence des hommes dont nous avons parlé, elle continue à s’exercer de façon large et profonde.

Chaque année depuis une décade paraît une étude, longue ou brève, sur le père ou sur le fils. Pour des raisons faciles à comprendre notre bibliographie s’est bornée à l’essentiel ; elle est loin d’être complète.

C’est surtout après la première guerre mondiale que le message du prédicateur de Boll a rencontré de l’écho. À un monde bouleversé, plongé dans d’épaisses ténèbres, le vieux Blumhardt rappelait l’absolu de l’exigence biblique : « Repentez-vous ! » — Alors que tout s’effondrait, il apportait, lui, ce qui demeure : la révélation contenue dans l’Écriture sainte, la libération opérée par le seul Vainqueur : Christ. « Sa conception dynamique du Royaume, écrit M. Scherding, qui se tient à une distance égale et de l’optimisme culturel et du pessimisme piétiste, semble ouvrir un nouveau chemin à la théologie ».

Il n’est pas impossible d’établir des rapprochements entre le prophète de Boll et la théologie dialectique issue de Karl Barth. Sans entrer dans un détail que les dimensions de cette étude nous interdisent, signalons que la théologie nouvelle s’est, dans une large mesure, abreuvée à cette source. On l’a relevé avant nous, antiintellectualisme, antipiétisme, place royale faite à la Bible, notion vivante de la révélation et de la Parole de Dieu, [213] importance accordée aux choses dernières, à l’eschatologie, ce sont bien là les grandes lignes d’une pensée religieuse qui, partie de Göttingue puis de Bâle, s’est répandue dans le monde entier.

Nous ne connaissons pas de témoignage aussi ardent, aussi enthousiaste rendu aux Blumhardt que celui de Léonhard Ragaz, un des leaders du christianisme social. Il y a trente ans il écrivait : « En Blumhardt fils nous avons vu renaître l’image de Jésus et de sa vie. » Aux yeux de Ragaz, l’homme qu’il avait rencontré quelques fois à Boll avait proclamé avec plus de clarté et plus d’autorité que quiconque – et cela depuis le temps des apôtres – la Parole même de Dieu.

Exagération ? Erreur d’optique imputable à une sorte d’emballement ? Il se peut. Ragaz reconnaissait lui-même avoir mêlé aux idées du second directeur de Boll plusieurs de ses conceptions personnelles. Qu’importe ! Il y a là un témoignage, sorti de la plume d’un des plus nobles de nos contemporains, et qui demeure.

À vingt ans de là, en 1941, Ragaz composait « pour le grand public » son Message révolutionnaire. Ces entretiens sur le Royaume de Dieu et notre monde, débordants d’intérêt et de vie, sont directement inspirés, croyons-nous, de ces grands « révoltés chrétiens » que furent Blumhardt et son fils.

Il y a des morts plus vivants que les vivants.