Mieux vaut chercher un refuge en l’Éternel que de se confier en l’homme.
Psaume 118,8
Quand on entreprend une œuvre collective, ou quand on sert une cause, il faut travailler avec des hommes, s’associer à des hommes, s’appuyer sur eux, se confier en eux.
Cependant, si nous comptons sur les hommes, nous serons certainement déçus. C’est là une expérience inévitable dans la vie spirituelle, et qui a la rigueur d’une loi.
On peut se fier aux hommes de diverses manières, et il y a plusieurs manières d’être déçus par eux. Au service d’une cause, nous regardons à un homme ou à plusieurs, nous avons confiance en eux, nous les admirons peut-être avec enthousiasme. Notre foi en la cause est en rapport étroit avec la confiance que ces hommes nous inspirent ; ces deux sentiments se soutiennent, ou s’affaiblissent en même temps. Ailleurs, nous collaborons avec certains hommes pour un travail, ou nous combattons à leur côté ; ils sont nos associés, nos camarades, nos frères d’armes. Ou encore, nous tenons les hommes de certaines catégories, peut-être tous, pour des êtres nobles et bons, nous les aimons et les admirons, nous croyons en eux et cette foi devient le mobile de notre activité créatrice, professionnelle, sociale ou bénévole. Ou enfin, d’une manière générale, nous avons foi en l’être humain, persuadés que, par la force du bien qui est en lui, la cause du bien progresse, que même le règne de Dieu peut venir. À côté de ces formes générales de la confiance, il y a des cas particuliers, des circonstances, des heures, où, accablés par des difficultés d’ordre extérieur ou d’ordre intime, nous avons besoin d’une parole de sympathie ou d’un geste secourable ; par la pensée seulement, peut-être, nous mettons alors notre confiance en des hommes, nous nous attendons à eux, à certains d’entre eux ou à tous. Ah ! que de fois l’homme a besoin de ses semblables, et que ce besoin est profond !
En toutes ces occurrences, il y aura des déceptions, il se fera d’amères expériences. Ces soutiens s’effondreront, souvent en nous blessant dans leur chute, comme le roseau, en se cassant, perce la main qui s’appuyait sur lui. En ceux qui nous enflammaient d’enthousiasme, nous apercevrons des lacunes, nous les verrons commettre des bévues, sinon pis encore. Les appuis, les collaborateurs, les frères d’armes nous feront défaut, au moment peut-être où nous aurions eu le plus grand besoin d’eux. La parole de consolation, l’acte de secours nous manqueront alors qu’ils eussent coûté si peu et nous eussent été d’un prix décisif. Quand Jésus-Christ a besoin de ses disciples, ceux-ci, qui avaient tout reçu de lui et avaient toujours vécu de lui, s’endorment, le renient, ou le trahissent. Il est délaissé par eux. Nous sommes tous délaissés quand nous avons compté sur les hommes. Sommes-nous entrés au service d’une cause par amour pour quelqu’un, par vénération pour sa personnalité, ou – folie des folies – dans l’attente de sa reconnaissance, notre enthousiasme se changera en amertume, notre foi en pessimisme. Nous serons surtout désabusés si nous avons cru pouvoir espérer la venue du règne de Dieu du courage, de la force d’âme ou de la fidélité de qui que ce soit. En aucune occurrence et en aucun lieu on ne saurait compter sur un être humain. Plus sublime a été notre espoir en lui, plus profonde sera notre chute dans le désappointement. Faire d’un homme notre Dieu, c’est le crime qui s’expie le plus cruellement. Et cette erreur capitale a forcément des conséquences tragiques : drames de l’amour, de l’amitié ou de la vénération. Rien n’attire sur nous un jugement aussi sévère que l’idolâtrie. C’est une implacable loi, un principe premier de la création. Le culte d’une idole est le péché suprême.
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« Je suis l’Éternel, ton Dieu, tu n’auras pas d’autre dieu devant ma face. » On peut parler ici d’une « colère » de Dieu, d’un courroux divin qui s’enflamme contre qui ose s’approprier l’adoration qui n’appartient qu’à Dieu. Il ne s’agit pas ici de l’indignation d’un despote aveugle, ni de la « jalousie » des dieux dont parlaient les Grecs. Bien plutôt, c’est une colère qui flagelle ce qui nous asservit, parce que Dieu veut notre liberté complète. Or, toute idolâtrie est un esclavage.
Nous devons nous abandonner, non pas à un être humain, mais à Dieu. Aux heures d’angoisse, la consolation ne nous viendra que de lui. C’est pourquoi nous est refusée toute consolation humaine – qui, en fait, ne saurait consoler – afin que nous puissions recevoir celle qui console, la consolation divine, efficace et entière. En Gethsémané, qu’auraient pu signifier pour Jésus des paroles de sympathie de ses disciples, comparées à la coupe angélique tendue par le Père lui-même ? La détresse de l’abandon éprouvé sur la croix, Jésus n’aurait pas pu l’endurer – à vue humaine – s’il n’avait auparavant traversé avec Dieu seul la détresse de Gethsémané. C’est ainsi que peut être prononcée la parole dernière : « Tout est accompli ». Le délaissement sur la croix dut assurément être le plus terrible, puisque ce fut l’impression d’être abandonné de Dieu et non plus des hommes. Mais cette détresse suprême, c’était la consommation du sacrifice rédempteur du Fils de l’Homme, de cet acte grâce auquel ceux qui se croient abandonnés de Dieu peuvent aujourd’hui savoir que l’apparence de cet abandon n’est autre que la présence divine la plus proche, et qu’il s’agit du plus puissant secours, à condition de rester fidèle et de garder la foi jusqu’au bout.
Cette vérité, vécue dans nos angoisses personnelles, s’applique aussi au service des causes auxquelles nous nous sommes consacrés. Là encore, le secours ne vient pas des hommes, mais il vient de Dieu. Notre cause, nous devons l’avoir épousée, non point en raison de l’excellence, de l’intégrité, ou de l’éminence d’un homme quelconque, mais uniquement pour l’amour de Dieu. Notre foi en elle doit procéder du tréfonds de notre être, de ce sanctuaire où Dieu parle, où nous prenons conscience de ses promesses et de ses ordres sacrés. S’il en est ainsi, nous serions obligés de la servir, même si nous étions seuls au monde, et de lui rester fidèles, même si tous la reniaient. Habituons-nous à reconnaître que les grands hommes de Dieu ont aussi leurs tares et leurs défaillances, graves peut-être ; que la vérité divine à laquelle ils portent témoignage se trouve, dans leur personne et dans leur activité, mêlée à beaucoup d’éléments humains, trop humains ; et que cependant cette vérité reste vraie, et que ces hommes peuvent être les instruments de Dieu. L’expérience qui nous démontre cela est douloureuse, si douloureuse que beaucoup de cœurs en ont été brisés ; n’est-elle pas salutaire, néanmoins ? N’est-il pas bon que, là aussi, à Dieu seul reste tout l’honneur ? Toute cause ne risque-t-elle pas d’être compromise dans la mesure où elle s’identifie avec un homme ? La cause de Luther n’a-t-elle pas souffert du luthéranisme, celle de Blumhardt d’un certain blumhardisme, et – si l’on veut bien me comprendre – celle de Christ elle-même du christianisme ? La force vitale d’une cause ne réside-t-elle pas essentiellement dans le fait qu’elle s’inspire de Dieu et qu’elle vit de toute parole qui sort de la bouche de Dieu, non d’une bouche humaine ? La cause du Christ – pour ne parler que d’elle – dépend sans contredit de Jésus ; mais ne sommes-nous pas convaincus qu’en lui, c’est Dieu qui se manifeste dans sa pureté, sa sainteté, son amour ? Paul n’a-t-il pas parlé de ne plus connaître Christ selon la chair (1) ? Oui, c’est du Dieu vivant lui-même, de son Esprit saint, et non de telle parole ni de telle donnée de l’Histoire, que dépend la vérité de Jésus-Christ.
Il en sera de même lorsqu’il s’agira d’amour pour nos semblables et du service de l’humanité. Ce n’est qu’en Dieu que l’on peut vraiment servir les hommes, travailler avec eux et pour eux, les chérir et les admirer sans être désabusé et tomber dans l’amertume. Ce n’est point de l’excellence d’un homme que procèdent les victoires du Bien et du Juste, mais de Dieu seul. Comme aussi, c’est de Dieu seul que vient le Règne de Dieu. De toute évidence, ce Règne ne vient pas sans les hommes ; il veut et doit s’associer les volontés et les personnalités humaines ; il ne peut se réaliser que si les hommes l’attendent, et l’attendre, c’est travailler à son avènement ; quiconque ne travaille pas s’endort ou tombe dans les tentations de la paresse ; or, la plus néfaste des paresses est la paresse religieuse. Mais de toute certitude aussi, ce ne sont pas les hommes qui seront les auteurs du Règne de Dieu, son triomphe ne sera pas l’effet de leurs vertus ni de leurs actes. Au contraire, j’oserai le dire : en dépit de la contradiction apparente, c’est par l’insuffisance et par les échecs mêmes des hommes que Dieu le réalisera, par la vertu de sa grâce miraculeuse…
Ne nous fions donc point aux hommes, à aucun homme, mais attendons-nous à Dieu.
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Et cependant, cette conclusion n’est-elle pas une parole dure, dénuée d’amour ? Est-ce une parole vraie ? N’y a-t-il vraiment au monde aucun homme digne de confiance ? N’en avons-nous pas connu de tels ? Époux, parents, enfants, frères, sœurs, amis, n’en existe-t-il pas de fidèles jusqu’à la mort, jusqu’au don de leur vie, et qui passeraient avec nous et pour nous par tous les abîmes ? Leur infidélité saurait-elle se concevoir ? N’es-tu pas toi-même digne de foi ? Et, sans parler de ces relations personnelles, n’existe-t-il pas des hommes qui servent une cause avec une intégrité entière et une fermeté que rien ne peut ébranler, qui lui apportent tous les sacrifices, et leur existence même ?
Dire de tels hommes qu’il ne faut pas se fier à eux, n’est-ce pas proférer un outrage ? Parler ainsi, ne serait-ce pas faire injure à ce qu’il y a de plus noble au monde ? Penser ainsi, ne serait-ce pas, comme le gel au mois de mai, flétrir toutes les fleurs et toutes les corolles qui s’ouvrent dans le jardin de l’humanité, et se faire l’organe de l’esprit malin, l’accusateur et le calomniateur de nos frères ?
Que répondre ? Il y a deux réponses à cette protestation :
D’abord il faut distinguer entre se confier à quelqu’un et se reposer sur lui d’une manière absolue, mettre en lui toute son espérance. Certes, il y a des hommes en qui l’on peut se fier, car il y en a de sincères et de fidèles. Mais peut-on, dans un sens absolu, s’en remettre à eux ? Ce ne sont que des hommes ; comme tels, alors même qu’ils voudraient porter secours, ils peuvent en être incapables. Ils sont faibles, leur vision est bornée, parfois ils sont aveuglés. Il est dans l’ordre, j’ai cherché à l’établir, qu’ils soient parfois impuissants à nous venir en aide, afin de ne pas obstruer l’accès à un secours meilleur. Il faut que nous soyons quelquefois seuls, complètement seuls, vraiment abandonnés. Le reconnaître, ce n’est pas méconnaître les grandes, sincères et fidèles âmes de nos bien-aimés. Eux aussi devront faire cette expérience, et se sera nous peut-être qui la leur infligerons, à notre insu souvent ; car nous ne sommes pas meilleurs qu’eux. Ce serait leur faire tort, être injuste à leur égard que d’attendre d’eux ce que Dieu seul, tout-puissant, tout sage et tout bon, peut accomplir.
La seconde réponse est plus paradoxale et plus consolante encore : Dieu ne veut pas anéantir à jamais notre confiance dans les hommes, afin que tout l’honneur lui revienne. C’est, au contraire, quand nous comptons sur Dieu seul que nous reprenons confiance dans les hommes et que cette confiance devient durable. Nous sommes-nous reposés sur eux, nous avons perdu confiance ; la déception nous a rendus méfiants. Or, la méfiance empoisonne toute relation d’homme à homme et frappe au cœur la collaboration dans le service d’une cause.
Lorsque nous attendons et demandons trop des hommes, nous pouvons être certains d’en obtenir trop peu. Mais lorsque nous ne voyons en eux que des hommes, comment pourrions-nous en espérer plus que de raison ? N’avons-nous pas appris en nous-mêmes ce que c’est que le cœur humain ? Nous sommes portés à déifier des hommes parce que c’est d’un Dieu que nous éprouvons le besoin. Mais alors, déçus, nous agissons comme le païen qui flagelle son fétiche quand celui-ci a trompé son attente. Si notre sécurité dépend des hommes, nous sommes trop nerveux, trop agites pour les apprécier avec justesse. Le besoin et l’attente nous rapprochent tellement d’eux que nous ne les voyons plus dans l’essentiel. Nous les évaluons trop haut ou trop bas, ou encore nous passons d’un de ces extrêmes à l’autre. Bien différente est notre attitude à l’égard des hommes quand c’est en Dieu que repose notre foi absolue, et quand nous regardons les hommes, pour ainsi dire, au travers de Dieu. Alors nous sommes placés à la juste distance, et, conservant le calme, nous discernons les limites des hommes et leurs imperfections tout en constatant les capacités spéciales dont Dieu les a dotés. Nous les voyons dans la main de Dieu, et non plus seulement tels qu’ils se manifestent par leurs propres idées ou dans leur relation personnelle avec nous, relation dont le fil pourrait être fragile. Nous savons que Dieu agit sur eux et en eux. Ils nous apparaissent environnés de la fidèle présence divine. Nous contemplons alors en eux quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes, ce quelque chose qui, en eux comme en nous, peut surmonter la faiblesse, l’inconstance et l’infidélité même. Nous n’exigeons plus trop de ces hommes ; nous n’en attendons que peu, mais nous en obtenons d’avantage et souvent ils se montrent capables de choses inattendues. C’est cette confiance qui en tous les temps a fait des miracles.
De cette manière aussi, nous pouvons croire fermement en la victoire finale du Bien, à laquelle les hommes s’associeront, à ce Règne de Dieu, dont l’avènement est certain, parce que Dieu est fidèle, mais que le cœur des hommes doit appeler. Nous sommes ainsi personnellement soutenus, comme Jésus l’était auprès de Marie de Béthanie, et comme les disciples, sans doute, le furent au pied de la croix.
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Notre conclusion n’est donc pas une parole dure ou dénuée d’amour, ni une parole de calomnie ou de scepticisme, donnant raison à l’esprit malin. C’est, au contraire, en réponse à cette question si grave, une parole de consolation et de foi, donnant toute gloire à Dieu. C’est l’affirmation qu’il faut avoir plus de confiance dans les hommes pour le Bien, pour la cause de Dieu, en prenant Dieu lui-même pour point de départ de cette confiance.
Nous avons trop de confiance, illusoire et pas assez de cette confiance fondée en Dieu. Méfiants, nous désespérons trop tôt des hommes et des justes causes. Quelles ne seraient pas nos expériences si, au lieu de nous détourner des hommes qui nous ont déçus et de les repousser, nous conservions le lien qui nous attache à eux, aux faibles mêmes, à ceux dont la sincérité n’est peut-être pas totale, dont la fidélité est incertaine, avec la conviction que Dieu, d’une manière, ou d’une autre, les tient en main, et qu’il ne les lâchera pas. Pierre revint à Jésus après l’avoir renié ; Judas, s’il avait gardé la foi, aurait pu espérer revenir à lui. Si nous pouvions croire plus fortement à la puissance de Dieu sur l’esprit des hommes, à sa puissance grande, large, sûre et sans condition aucune, il y aurait encore des déceptions au début, puisque nous ne serions jamais que des hommes, mais, en dernier ressort, que de surprises, et pour le Bien que de triomphes inespérés !
En vérité, de ce point de vue, des perspectives s’ouvrent à une plus grande foi dans les hommes. C’est ainsi qu’en nous reposant sur Dieu seul, nous croyons d’une foi plus sûre, plus filiale et plus joyeuse, en sa victoire finale.
Nous n’avons jamais trop de confiance ainsi fondée ; nous n’en avons jamais assez.
(1) 2 Corinthiens 5,18