[7] Né en 1868, dans une très ancienne famille paysanne des Grisons, Léonard Ragaz fit ses études en Suisse et en Allemagne, exerça le ministère pastoral dans un village de ses montagnes natales, puis à Coire et finalement à la Cathédrale de Bâle, enseigna pendant treize ans la théologie à l’université de Zurich, jusqu’au jour où il donna sa démission pour se vouer, en toute liberté du côté de l’État comme du côté de l’église, à la tâche d’annoncer et d’insérer l’Évangile dans la réalité du monde moderne.
Son activité se déploya au contact étroit de la classe ouvrière et visa à féconder la recherche socialiste de la justice par le message du Royaume de Dieu et de Sa Justice ici-bas. Inscrit dès avant la guerre au parti social-démocrate, il ne l’a quitté, il y a quatre ans, que quand celui-ci cessa de faire au militarisme une opposition irréductible. Socialiste après comme avant, il attend le renouveau du socialisme, de la civilisation, et de toute la vie privée et publique, d’un renouveau vraiment et saintement révolutionnaire de la cause de Jésus-Christ.
On comprendra que le nom de Léonard Ragaz soit devenu, pour beaucoup d’hommes et de femmes de notre génération, évocateur et quasi synonyme d’une espérance sans limite. Peut-être est-ce dans les pays aujourd’hui les plus douloureux qu’on pense à lui avec la plus vive ferveur et la reconnaissance la plus intime. Consolantes sont sa voix pour qui peut l’entendre, sa plume pour qui peut le lire, et sa seule pensée pour ceux que les [8] tyrannies du jour tentent en vain de rendre sourds et aveugles. Il n’y a pas de censure qui puisse empêcher cette communication de l’âme à l’âme, et, quand toutes les frontières sont fermées et tous les écrits interdits, l’Esprit n’en fait pas moins son chemin, invinciblement.
C’est ici la tendresse de ce montagnard sobre de démonstrations affectives qui parle pour les humbles et pour les opprimés ; non seulement en leur faveur, sans redouter aucune puissance de ce monde, et avec parfois une âpreté vengeresse ; mais encore de leur part, avec une connaissance entière et une intuition sans défaut de leurs douleurs, de leurs besoins et de leurs espoirs. Il est leur avocat ; non, il est leur voix. Écoutez-le gronder, comme aux Grisons de roc en roc roule le tonnerre. C’est le courroux du peuple, ou bien son espérance, non moins véhémente.
Comment consoler au temps de l’exploitation capitaliste, des camps de concentration, et des massacres aériens ? Quelle parole d’homme suffirait à ranimer l’espérance au cœur des désespérés ? Il faut la récréer en eux, et par elle les récréer eux-mêmes pour la vie. Cela, c’est l’œuvre de Dieu. Aussi, nous l’avons vu, le message de Léonard Ragaz est-il essentiellement religieux. Ce qui veut dire, entendons-nous bien, le contraire de clérical et bien autre chose qu’ecclésiastique. Point d’intermédiaires, ni pour la piété individuelle, ni pour la vie publique. Un rapport direct de Dieu à l’homme.
Pour l’âme, l’exigence totale de la sainteté du Dieu vivant, sans les atermoiements et les accommodements, sans les « commandements » de l’église, qui commandent si peu. Ce qui est requis, c’est l’obéissance absolue au commandement de Dieu. « Soyez parfaits comme votre Père Céleste est parfait ». Il s’agit d’une vraie imitation de Jésus-Christ.
Pour la vie publique, une prise directe sur la politique, [9] l’insertion au sein des régimes divers de l’Esprit qui les juge, le souci constant de voir cet Esprit s’incarner dans les institutions. Ni la démocratie, ni le socialisme, ni la Société des Nations, ni la paix, n’ont à redouter de sa part l’abstraction dissolvante. Son âme travaille à même le monde, si elle travaille avec les énergies d’En-Haut. Il cherche et il annonce le Royaume de Dieu. Et, ce faisant, – elle est la grâce qui lui est dévolue –, il le sert et il le fait. Réalisme de l’ordre éternel. Réalité manifestée. Certitude et possession, triomphe de l’espérance.
Cet homme n’a pas soixante-dix ans. Puisqu’il est d’abord une « voix », comme Jérémie, comme Jean-Baptiste, il a l’âge de son message. Et ce message est éternel. C’est bien pourquoi il relève les courages, redresse les âmes et ensemence l’humanité d’une joie immortelle.
Henri Roser