C’est moi qui ai promis le salut,
Qui ai le pouvoir de délivrer…
Un jour de vengeance était dans mon cœur,
Et l’année de mes rachetés est venue.
Je regardais, et personne pour m’aider
J’étais étonne, et personne pour me soutenir.
Alors mon bras m’a été en aide,
Et c’est ma force qui m’a servi d’appui.
Ésaïe 63,1 ; 4-5
C’est toujours la même misère ! D’immenses tâches attendent. Il faudrait abolir la guerre, assainir l’atmosphère politique, refondre la vie sociale, rénover le socialisme, restaurer aussi en un certain sens le christianisme lui-même, sans parler de la culture et de toute notre civilisation. Chaque peuple est confronté par ces grands devoirs, qui d’ailleurs se présentent différemment de l’un à l’autre : il faut une Suisse nouvelle, une Allemagne, une France nouvelles, et ainsi de suite. Visant plus haut, allant plus loin, il faudrait établir des centres de vie fraternelle, construire le communisme chrétien, poursuivre l’imitation de Jésus. Toutes tâches, – et il en est d’autres –, qui demandent, réclament, exigent d’être réalisées.
Mais ce sont les hommes qui manquent. Plus on va, plus s’accuse le fait qu’au moins dans ce moment les hommes deviennent toujours plus petits alors que l’époque et la situation les voudraient spécialement grands. Ceux qu’on pouvait encore dire grands s’éteignent comme s’en vont les aigles. Partout s’étend le règne de la médiocrité. Ayez la cervelle vide et vous voilà chef, « Führer » et Dieu sait quoi. Point d’idées ? À la bonne heure, vous serez sacrés Messies. Et je ne parle pas des charlatans ! Tyrannie de la masse et dictature se font pendant. La génération actuelle se montre, devant les devoirs qui l’attendent, moins apte à y faire face que d’autres à qui il était moins demandé. Et il n’y a rien là qui doivent étonner. Comment le sol travaillé par le misérable engrais des évènements révolus aurait-il pu nourrir des plants sains et vigoureux ? Inconstante, incapable de vaste initiative comme d’énergie soutenue, poussée de ça de là par tous les vents de l’opinion et de l’illusion, à genoux devant toutes les idoles et tous les démons, notre génération, ayant le cœur vide, bombe le torse, et feint la force parce qu’elle est faible. Changeante, elle est infidèle. Surtout, elle n’a point de contact avec la réalité, encore qu’elle se proclame réaliste, car elle n’a de préoccupation que pour soi-même.
Comment pourrait-il en être autrement ? Une époque d’atomisme ne pouvait produire une génération capable de s’attacher à rien qui dépasse les bornes du moi. Et comment des hommes à l’âme débile et mal enracinée auraient-ils l’énergie et la plénitude spirituelle requises pour d’authentiques sacrifices. Même quand ils semblent servir une cause, ils sont voués à la recherche fiévreuse d’eux-mêmes. Ils ne cessent apparemment d’être liés à leur moi que sous l’empire de psychoses de masses, qui les jettent aux pieds des idoles. Et c’est pourquoi cette génération est si peu apte aux grandes tâches qui lui sont proposées. Nous tournons dans un cercle vicieux. Les puissances morales et sociales que nous voulons abattre nous ont rendus incapables de les soumettre à un nouvel esprit et à des formes neuves. La tyrannie du capitalisme nous laisse dépourvus et pervertis devant le socialisme, et de même celle du militarisme devant l’organisation de la paix, et celle de l’incrédulité devant la foi. Alors les hommes font défaut, renoncent. Misère.
À la vérité cet état de choses n’est pas nouveau, ni propre à notre seule époque. Au fond on a toujours manqué d’hommes. Dans l’œuvre, dans la vie de Luther, un passage m’a toujours bouleversé : C’est celui où il explique qu’au lieu des églises hâtivement dressées – bien que le terme même d’ « église » lui parût « peu clair » et « peu allemand » – pour remplacer les anciennes, abandonnées et détruites, au lieu de ces églises soi-disant nouvelles où il y avait de tout, des croyants et des incroyants, des chrétiens, des demi-chrétiens et même des païens, il eût souhaité quelque chose de tout autre : de véritables communautés de disciples, où l’amour, la communauté des biens, la non-violence, l’imitation des chrétiens du premier âge, eussent été de vivantes réalités. Après quoi, il ajoute : « Mais je n’avais pas pour cela les hommes nécessaires ! » C’est le cri de douleur de maint autre, avant et après lui, dont l’âme soupirait devant les larges possibilités entrevues comme autant de voies de Dieu. Toujours les hommes ont manqué. De qui disposait Moïse ? En son absence, Aaron trouvait moyen de fabriquer le veau d’or. Et Jérémie ? Il n’avait que Baruch, son secrétaire, un brave homme certes, et fidèle, mais sans envergure. Et l’apôtre Paul ? Jean-Marc et Barnabas lui-même trouvaient trop dur de le suivre. Tite, Timothée, Aquilas et Priscille et les autres étaient assurément de fidèles et loyaux compagnons, mais, comparés à Paul, qu’ils sont petits ! Et Jésus lui-même, qui eut-il pour le seconder ? Dans quelle solitude infinie nous le voyons ! Ces fameux disciples, on sait comme ils étaient faibles, combien peu ils comprenaient leur Maître, et qu’ils ne lui furent même pas tous fidèles. C’est à en pleurer !
Point d’hommes.
⁂
Alors ? Faut-il perdre cœur, quitter toute espérance ? Certes non. Car ici intervient, pour notre plus grande consolation, le fait merveilleux : quand les hommes font défaut, Dieu œuvre seul. Lisez dans cette lumière, qui seule le rend intelligible, le remarquable chapitre 63 d’Ésaïe ; avec une grandeur et une concision toutes bibliques, et dans cet anthropomorphisme également biblique qui, sous les dehors d’une excessive humanisation de Dieu, révèle en fait sa pleine réalité, il affirme cette haute vérité : « C’est moi qui ai promis le salut, qui ai le pouvoir de délivrer… Un jour de jugement était dans mon cœur, et l’année de mes rachetés est venue. Je regardais, et personne pour m’aider j’étais étonné et personne pour me soutenir. Alors mon bras m’a été en aide, et c’est ma fureur qui m’a servi d’appui ». Dieu agit seul. Par delà les manquements des hommes, il exécute ses plans et réalise ses pensées. Il l’a toujours fait, il le fera de nos jours encore. Certitude absolue. Et son intervention dépassera de loin tout espoir et toute attente. Si les hommes sont défaillants, Dieu œuvre seul. Il vient. Ne le vois-tu pas ?
J’entends l’objection : « Tiens, te voilà qui donnes à ton tour dans le jargon qu’on vous dispense maintenant du haut de toutes les chaires et dans toutes les feuilles théologiques ou semi-théologiques : Dieu seul agit et nous, hommes, ne pouvons rien faire ; donc, abstenons-nous de tout effort et de toute lutte tendant à la paix, au socialisme, à la démocratie, au règne de l’amour et de la fraternité ou même au règne de Christ ; et tenons-nous de côté en nous abritant derrière le rempart de la piété ou de la théologie ; ou bien faisons le mal avec les autres, puisqu’aussi bien le monde doit demeurer au pouvoir du Malin, jusqu’au retour de Christ. Quoi, n’as-tu pas toujours enseigné exactement le contraire ? Vas-tu maintenant faire ta partie dans le chœur de ces pieux bavards ? Oui, bavards, car la plupart de ceux qui tiennent ce langage n’ont pas en la matière la moindre compétence. Que ne faut-il point en effet, combien d’efforts justement, et combien de luttes, jusqu’à ce qu’un homme puisse tirer de son expérience personnelle, en tout sérieux et toute loyauté, de tels propos ! Mais eux, ils se contentent de répéter des formules, quittes à les démentir quand bon leur semble, ou à en faire usage lorsque c’est plus commode. Et ils s’y connaissent en commodité ! Alors, c’est ce pieux bavardage que tu veux encourager ? N’as-tu pas toujours enseigné que nous avions une tâche à accomplir et en étions capables, que nous devions et pouvions être pour Dieu des collaborateurs, qu’en de certains cas l’homme était muni de pouvoirs extraordinaires, et que Dieu lui-même dépendait en quelque mesure de l’homme, incapable de rien faire si d’aucuns ne se vouaient à son service ? »
Pardon, répondrai-je, allons doucement. Malgré leur apparente contradiction, pourquoi ces deux affirmations s’excluèraient-elles ? Dieu ne vient pas sans que ses voies aient été préparées.
Autrement, nous n’y comprendrions rien. Il a fallu, il faut encore des hommes ou des groupements pour susciter cette compréhension, par leur propre foi, leur espérance, et donc aussi leurs labeurs et leurs souffrances, car il est bien impossible d’espérer et de croire véritablement, si l’on ne milite et ne peine en même temps. Il faut qu’il y ait une attente, et dans ce sens-là on a raison de la réclamer, – mais qui donc parmi nous ne le sait dès longtemps et ne l’a dit ? Une attente qui soupire, qui guette intensément, et qui aussi se manifeste en actes. C’est là notre tâche d’hommes. Les plus puissants instruments de Dieu n’en ont pas d’autre. Mais elle est indispensable. Il faut des hommes. Mais à peine ce point atteint, le paradoxe se dévoile : les hommes doivent faire place, leur abandon, leur carence doivent laisser passer Dieu. Car, pour finir, tout doit faire silence devant lui. Quand vient le Roi, toute agitation doit cesser. Il n’en peut être autrement, sinon il n’y aurait point de venue de Dieu, et nous demeurerions dans le marasme de nos comportements humains. Aux pauvres seuls échoit le Royaume des cieux, et la force de Dieu ne s’accomplit que dans notre faiblesse. Tel est d’ailleurs son bon plaisir !
Ce qui est vrai de l’ensemble de l’histoire du Royaume de Dieu ne l’est pas moins de l’espérance et de la foi, des travaux et des luttes de l’homme en quête de son salut, de la réalisation des promesses divines, et de la souveraineté de Dieu dans sa vie personnelle. Sur ce plan aussi, l’attente doit s’accompagner de labeurs et de combats. Et cela est plein de sens, et d’un grand prix, et d’une haute nécessité. Mais nous retrouvons de même le paradoxe : tout cela ne sert à rien, ne mène à rien, si pour finir ne se produit le désistement de l’homme, devenu pauvre et misérable, et dont toute la fébrilité se mue en recueillement, pour attendre en silence l’avènement du Roi. Ici encore Dieu agit seul, mais il agit. Tu peux faire fond sur cette assurance !
Telle est donc, pour les grandes lignes ou les détails, notre consolation. Que défaillent les hommes, qu’ils viennent à manquer, et à manquer tous, Dieu n’en œuvre pas moins, lui seul ! Toujours il en fut ainsi. Il le fit pour Moise, malgré ses manquements. Il le fit pour Jérémie, il le fit pour Saint-Paul, malgré leurs manquements. Et il était préférable qu’ils connussent ces défaillances, sans quoi on eût fait d’eux des dieux ou des demi-dieux, comme il advint de Mahomet ou de Bouddha. Il était bon qu’il n’y eût autour d’eux que de petites gens, sans quoi la cause qu’ils servaient fût devenue l’affaire de quelques grands hommes. C’est un bonheur que de petites gens, au cœur pur et fidèle, puissent être de si grande importance pour la cause de Dieu. Heureusement que Luther, Zwingle et Calvin ont eu leurs défaillances et n’ont pu, à beaucoup près, trouver de compagnons à leur taille, sans quoi la Réformation eût paru achevée et l’on eût pris pour œuvre de Dieu cela même qui était de facture humaine. Il est bon que Luther n’ait pu fonder par ses propres moyens les communautés dont il rêvait, puisque, comme jadis, le Saint-Esprit est seul capable de leur donner naissance.
⁂
Mais où le paradoxe atteint son maximum, c’est dans la personne de celui en qui la vérité divine toute entière apparut ici-bas. Lorsque nous sommes saisis de la solitude de Jésus, pouvant à peine concevoir que lui, le plus grand, ait été entouré de si chétives humanités, la manière dont il a lui-même considéré la chose ne fait qu’accroître notre stupéfaction. C’est lui pourtant qui a choisi ces pauvres gens. Jamais nous ne voyons qu’il se soit mis en peine de puissants politiciens ou de théologiens en vogue, des représentants les plus considérés de la piété ou des prêtres disposant de la plus vaste influence. Ces pratiques sont dans la manière des gens d’église de tous les temps, du nôtre notamment. Ce sont les méthodes du monde. Mais avec une âpre autorité, il repousse, lui, justement ces grands personnages, qui certainement auraient bien volontiers noué avec lui quelques relations et accordé à sa cause certaine protection, heureux d’ailleurs d’en tirer avantage pour donner quelque lustre à leur propre puissance. Telle est la méthode de Dieu. Dieu ne saurait ni ne veut utiliser ces grands personnages, ou en tout cas il ne le fait qu’incidemment, lorsqu’eux aussi se font humbles, et sérieusement, pas par pose pieuse ou théologique, comme il est de rigueur. Dans sa divine souveraineté Jésus choisit les petites gens, patiente avec eux, ne leur fait pas sentir leur petitesse, et, si je puis dire, ne la sent pas lui-même : pour lui, ils sont grands devant Dieu. Dieu saura bien se servir d’eux malgré toute leur petitesse et leurs limitations, celles mêmes de leur foi et de leur compréhension ; peut-être même à cause de cela. C’est sa façon royale, sa manière de roi divin. Et c’est ainsi que, connaissant leur chute prochaine, mais plein d’assurance néanmoins et comme un vainqueur, il célèbre avec eux, les faibles et les petits, qui ne sont même pas entièrement fidèles, le repas de la nouvelle alliance, puis s’en va vers la croix. Il n’y a ici que Dieu seul. Ni force, ni grandeur d’homme. Et c’est pourquoi, avec lui, en lui, au-dessus de lui, l’homme Jésus, Dieu opère la victoire qui n’a point de fin. Viennent ensuite les « grands » hommes : Paul, Augustin, François, Wycleff, Huss, Savonarole, Luther, Zwingle, Calvin, George Fox, Blumhardt. Eux aussi ont leurs défaillances, comme Jésus l’homme défaillit à Gethsémané, et c’est afin que Dieu accomplisse seul son œuvre. Et effectivement il l’accomplit. Tout seul.
Les plus profondes expériences de la vie individuelle confirment cet ordre de choses. Conversion, salut, re-création, rien n’y est le résultat immédiat d’un grand effort, encore que sans effort il ne se passerait rien. Tout est don. Cela est fait pour nous, et même au besoin contre nous. Des chemins y conduisent que jamais nous n’aurions trouvés tout seuls. Nos défaillances jouent contre nous, mais il semble qu’elles soient d’une manière paradoxale la condition même de la venue de Dieu dans nos vies et de la réception de ses forces et richesses. Jusque-là, nous nous faisons obstacle à nous-mêmes. La plénitude du Royaume de Dieu n’est donnée qu’à l’absolue pauvreté. Ah ! le gain magnifique de celui qui découvre ce mystère de l’assistance divine et du salut !
Les hommes font défaut, et avec eux leurs faibles forces. Alors, et pour cette raison même, Dieu agit, seul. Et c’est une consolation merveilleuse.
En particulier, quand on considère la défection des hommes de notre temps. Peut-être est-elle justement l’indispensable condition d’une nouvelle visitation d’en-haut. Forts et pleins d’eux-mêmes, ces mêmes hommes ne sauraient sans doute point faire accueil à leur Dieu. Il y faut détresse et pauvreté. La dissolution même du moi dans la masse, qui peut servir aux idoles et aux démons, ne peut-elle également constituer la préparation au service et à la réception du Dieu vivant ? Et ces masses dépouillées, même de mauvaise façon, de la tyrannie des égoïsmes personnels, ne se peut-il faire que, saisies par son Esprit, elles cessent de n’être que des masses pour devenir de véritables individualités et de véritables communautés ? Après de longs élans de foi et d’espérance, après des labeurs, des combats et des souffrances infinis, qui, sans avoir été vains, nous laissent néanmoins tout juste capables, en notre faiblesse, d’attendre et de fixer ardemment l’horizon, n’en sommes-nous pas venus maintenant au point où commence à s’établir dans les âmes, en attendant de s’étendre au monde entier, le grand calme annonciateur de la visitation divine.
Peu importe que les hommes fassent de grandes choses. Ce serait plutôt un obstacle pour Dieu. En dernière instance et pour l’essentiel ne mettez jamais votre confiance qu’en Dieu seul. Mais mettez-la. Travaillez, luttez, peinez, vivez dans l’attente et retenez fermement l’assurance que, sur vous et sur le monde, Dieu, Dieu seul, mais Dieu certainement, agit.