Christ notre paix (1932)

Car il est notre paix.

Éphésiens 2,14

Nous allons, sauf erreur, vers un temps de luttes de plus en plus âpres, surtout vers la guerre sociale. Ces luttes engendrent des passions violentes, démoniaques. Et entre toutes la haine. Il s’en faut d’ailleurs que ces passions, cette haine, soient nécessairement de nature inférieure et impure. Elles peuvent monter du meilleur de nous-mêmes : du dévouement au Bien et à la Justice, de l’indignation contre le mal et contre toute bassesse, de l’amour du faible et de l’opprimé, de la révolte contre l’iniquité, le mensonge et la violence, de l’enthousiasme enfin pour la cause de Dieu et de l’homme. Nul d’entre nous, pour peu qu’il soit un homme aux sentiments vigoureux – et les autres ne comptent pas ! – ne saurait tenir pour assuré qu’au cours de ces luttes saintement passionnées, il ne succombera pas à la haine, haïssant, hélas ! non seulement les causes mauvaises, diaboliques et qu’à bon droit nous devons haïr, mais encore les hommes, individus ou collectivités. Ce danger menace surtout les groupes minoritaires, qui mènent contre des puissances supérieures et triomphantes une lutte quasi-désespérée, ou à qui en tout cas la victoire apparaît terriblement lointaine, si au contraire la séduction des forces gigantesque du mensonge et de l’injustice leur est une terrible tentation.

C’est un danger redoutable. Nous risquons d’y perdre notre âme. Mais il y a plus encore. C’est dans ces cas-là qu’il faut absolument résister à l’emprise tyrannique des démons. Car c’est justement à de pareilles heures que le triomphe des démons de la haine, et de la violence son alliée, doit être rigoureusement interdit. Il faut alors des hommes qui sachent les braver en face, et apporter dans la lutte un autre esprit, celui d’une justice qu’inspirent l’amour et la compréhension, celui aussi de la maîtrise de soi et du sacrifice.

Mais qui nous assurera cet esprit ? Oui nous sauvera de nous-mêmes ? Qui nous défendra contre cette tentation-là ? Et quand à son tour la collectivité sera toute entière secouée par l’ardeur de sa passion, d’où lui viendra le secours ?

De secours, je n’en connais pas d’autre que Jésus-Christ. Lu seul s’élève loin au-dessus de tous les méfaits des passions humaines. Lui seul en peut libérer nos âmes. Mais pourquoi, dira-t on, ne pas parler de Dieu lui-même ? Volontiers, à condition qu’il s’agisse bien de Dieu tel qu’il nous apparaît en Jésus-Christ. Sans quoi, on pourrait penser à un Dieu de haine et de vengeance, pure confirmation de nos passions terrestres. Qu’un Dieu de ce genre existe pour beaucoup, nous ne le savons que trop. Aussi le vrai et seul Dieu a-t-il tourné sa face vers nous et nous a-t-il manifesté son amour en Jésus-Christ. Si je me réfugie sur ce roc, les démons ne m’atteindront plus. De cette retraite, même dans les combats les plus violents, je saurai donner raison à la vérité et non au mensonge, à la justice et non à l’iniquité, à la concorde et non à la division ; disons-le simplement, à l’amour, non à la haine. Ici commence la Paix. Ici resplendit le soleil de la vérité et de la justice divines. Ici l’amour de Dieu me saisit, le Sermon sur la Montagne parle à mon âme, la croix s’élève. Ici je puis vaincre.

C’est pourquoi ne craignons rien. Surtout n’allons pas abandonner ce fondement. Les démons des luttes actuelles ou à venir, de la guerre civile peut être, n’auront plus aucun pouvoir sur nous. Au contraire, nous porterons au centre même de ces luttes la puissance de rédemption qui opère en nous. Nous porterons le drapeau blanc de la paix. Nous resterons, même isolés, succombant et écrasés, libres pourtant de toute haine, de toute colère, et, sinon de toute peine, du moins de toute amertume par quoi l’âme s’empoisonne. Nous saurons faire les sacrifices nécessaires. Or, seul le sacrifice réconcilie, expie et procure la paix. Tout cela nous sera possible avec Jésus-Christ et par lui, si nous nous réfugions auprès de lui en permanence, et particulièrement lorsque notre charge devient trop lourde. Avec lui. Par lui. C’est lui qui est notre paix.

Mais tout le mouvement pacifiste ferait bien de se souvenir aussi de Jésus-Christ. Il a bien besoin d’être sans cesse soulevé au-dessus de lui-même, arraché à la misère des divisions entre ses diverses tendances, souvent plus acharnées les unes contre les autres que contre la guerre elle-même qui est pourtant leur commune ennemie : d’être affranchi des funestes rivalités personnelles, de la mesquinerie et de la susceptibilité, filles du moi orgueilleux, de la superficialité, de l’entêtement et de l’étroitesse que créent les spécialisations. De Christ seul, j’en ai la conviction, lui viendront les forces les plus profondes et les plus sacrées, qui lui permettront de créer la paix. Il est sa paix, la paix du mouvement pacifiste. En lui seul et dans sa direction les tendances opposées du pacifisme peuvent s’unir. Devant lui seul peuvent se dissiper les brumes de ses faiblesses, et les cœurs s’affranchir de leur étroitesse, comme de l’engourdissement des préoccupations personnelles. De lui seul jaillit le torrent de flammes sacrées dont le mouvement a besoin.

Sans doute existe-il des âmes dont la noblesse et la volonté de paix sont innées. Cependant nous avons fait en des moments décisifs et refaisons continuellement l’expérience que cette trempe naturelle ne suffit pas pour lutter contre les puissances de haine, ni non plus contre la tiédeur, la pusillanimité, le découragement et le désespoir. Nous avons si souvent constaté que, même dans les âmes bien nées, le pacifisme, l’antimilitarisme, et jusqu’à la foi en la non-violence finissaient par capituler devant la résistance du monde, ou en arrivaient à faire de la violence un article de foi, voire de foi enthousiaste !

Il n’est pas rare que l’ardeur de tout un mouvement s’attiédisse dans la lutte, du fait des déceptions rencontrées. Alors, lourds et épais, tombent les brouillards du découragement, des attentes trop longues, du trouble et de l’obscurité, dans les cœurs et dans les esprits. À ces moments-là, doit jaillir de Jésus-Christ, source de feu sacré, une flamme qui renouvelle la foi, l’amour et la sainte ardeur. Oui, il faut enfin que de lui sorte le grand courant qui emportera ce monde de discorde et de haine dont la guerre et tout le militarisme régnant sont le vrai aboutissement. Telle est notre espérance, la seule, Christ. Il est notre paix. Ceux qui, hommes ou mouvements, veulent marcher sans lui – ce peuvent être des hommes ou des mouvements excellents – risquent souvent de s’égarer, par impatience. Ils ont recours à tous les moyens qu’ils croient susceptibles de les aider, sans voir qu’ils sont impropres. Ils se perdent dans des détails à leurs yeux importants, confondant les petites et les grandes choses, et s’engagent parfois même, comme nous le disions plus haut, sur le chemin de la violence.

Dieu seul, qui révèle son amour en Jésus-Christ et est en même temps le Tout-Puissant et le Saint, peut constituer l’équivalent moral à la violence. Nulle autre puissance, fût-elle la plus noble. Car lui seul, sur les chemins de l’erreur, se dresse devant nous avec la puissance et l’autorité de l’absolu, et garantit la victoire du droit sans violence. Christ seul sur la croix barre la voie aux effusions de sang et à la tyrannie de la violence. L’impatience même, qui induit si souvent les âmes généreuses à faire des faux-pas, trouve ici sa défaite, car, tandis qu’elle vous entraîne à un comportement humain, en usant de contrainte, celui-là au contraire qui connaît Dieu et ce qu’il révéla de lui-même en Christ ne fait rien qui ne soit venu à maturité sous la lumière d’en haut, et trouve en son Dieu l’assurance de la victoire.

Tout le mouvement pacifiste se fonde sur la seule affirmation de l’espérance du Royaume de Dieu. C’est là sa vraie raison d’être et la source de ses énergies réelles. Il ne peut triompher que comme une révolution de Jésus-Christ et l’éclatante révélation du sens véritable de sa cause. En dehors de cela, tout est trop faible, trop étroit, trop humain, trop superficiel, et manque de souffle. Seules la nouvelle résurrection de Jésus-Christ et l’effusion nouvelle de l’esprit de la Pentecôte nous donnent la victoire. Aussi le mouvement pacifiste est-il en dernière analyse plus qu’une lutte pour le désarmement. Celui-ci n’est qu’un symbole et une conséquence naturelle. Le pacifisme est un grand combat, autour de Christ et pour lui. Et par là, comme toujours, Christ dépasse en richesse et en puissance le christianisme. Il est la paix !

Ce n’est pas tout. Nous ne pouvons apporter la paix aux autres et lutter pour elle que si nous la portons en nous-mêmes. Point besoin d’être des anges ou des saints, mais il faut que la paix habite en nous. Car toute querelle et toute guerre ne proviennent-elles pas en définitive de ce que les cœurs l’ignorent, étant insatisfaits d’eux-mêmes, affamés et avides ? La haine, la colère et toute autre passion mauvaise, ne poussent-elles pas dans les cœurs déchirés que le désespoir fait éclater ? La violence, sous la forme de la sauvage révolution sanglante tout comme dans la guerre internationale, n’est-elle pas une explosion du ressentiment, de la convoitise et du désespoir, c’est-à-dire de l’athéisme pratique ? Dans les luttes sociales et internationales, et aussi dans les luttes religieuses et culturelles, nous serons toujours aveuglés par les démons, si la paix n’habite en nos cœurs. Nous ne nous dominerons, ne supporterons l’injustice, ne resterons calmes, ne surmonterons le mal par le bien et ne manifesterons l’esprit de sacrifice qui réduit au silence les démons eux-mêmes, que si règne en nous la paix de Dieu que nous souhaitons apporter au monde. Cette paix, Christ seul peut nous la donner, j’en ai la pleine assurance.

Regarder à lui peut seul me réconcilier avec Dieu, avec moi-même, avec le destin, me délivrer des soucis, de la convoitise, du péché et de la mort, me remplir de la plénitude de Dieu, en sorte que je ne craigne plus rien, que je sois joyeux dans l’affliction, riche dans la pauvreté, victorieux dans la défaite. Seule la naissance de Christ en moi, seuls la croix, le tombeau vide, la Pentecôte, bref Dieu lui-même, peuvent me donner la paix. Dieu en Jésus-Christ. Christ est ma paix. De cette haute et calme retraite où je vis seul avec Dieu, joyeux, comblé et réconcilié, il m’est enfin possible de dominer la haine, de me maîtriser, de pardonner, d’aimer et de me donner. Sans doute est-ce miracle qu’un tel lieu tranquille et ensoleillé au-dessus du monde. Mais le miracle existe, et c’est Christ. Ce rocher, cet asile, je sais où il est. Ne l’oublie pas. N’en perds pas le chemin.

Nous vivons dans un monde terriblement troublé. Il est à craindre que les luttes avec ce qu’elles contiennent de détresses, de passions et de haines, n’augmentent encore. Mais ce mouvement même du monde ne conduit-il pas finalement à Jésus-Christ, le Sauveur, qui seul peut être notre paix ? Et malgré tout, ce temps ne serait il pas justement une sorte de temps de l’Avent ?