Comme si nous ne possédions rien (1931)

Voici ce que je dis, frères, c’est que le temps est court ; que désormais ceux qui ont des femmes soient comme n’en ayant pas, ceux qui pleurent comme ne pleurant pas, ceux qui se réjouissent comme ne se réjouissant pas, ceux qui achètent comme ne possédant pas, et ceux qui usent du monde comme n’en usant pas, car la figure de ce monde passe.

1 Corinthiens 7,29-31

Quiconque a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre observe que la figure de ce monde passe. Toute possession devient incertaine. D’abord ce qu’on possède matériellement. L’écroulement de nos systèmes économiques corrompus fait assez de bruit pour que tous ceux qui n’ont pas désappris d’entendre puissent l’entendre. Il est vrai que dans l’Europe occidentale ces systèmes ne sont pas encore entièrement bouleversés. Mais ceux qui reviennent de Russie nous racontent qu’ils y ont vu, assis au coin des rues et vendant des allumettes, d’anciens princes autrefois propriétaires de territoires aussi grands qu’un canton suisse et munis de titres et d’argent à proportion, sans parler de l’armée de serviteurs qui les entouraient alors. Il me semble évident que le communisme, quoi qu’on en pense par ailleurs, a pour mission de montrer au monde entier dans quelle insécurité nous vivons et de nous arracher à la satiété et à l’asservissement de la possession. Si ceux des bourgeois pour qui la sûre possession de leurs biens est la substance ou du moins la forme de la vie, sont obsédés par une peur du communisme souvent ridicule d’ailleurs et nullement justifiée par l’état de choses actuel, cette peur même témoigne de l’ébranlement du système capitaliste. L’heure approche.

C’est agir sagement que de compter avec ces faits. Nous ferions tous bien de nous familiariser avec l’idée de la pauvreté et du renoncement à toute possession. Cette idée qui nous paraissait absurde lorsqu’elle nous venait, endimanchée en quelque sorte, de Tolstoï ou de Saint-François d’Assise ou s’offrait comme l’un des plus extraordinaires paradoxes de l’Évangile, la voici qui vient maintenant en habits de tous les jours, le marteau à la main et menaçant d’en briser le monde un jour. Si les signes ne trompent pas, c’en est fait pour toujours de l’orgueil et de la sécurité de posséder, comme aussi de cette course à la propriété si caractéristique d’une époque où il semblait qu’elle seule comptât. Que ce soit par une révolution politico-économique ou par l’évolution plus lente de l’ensemble de notre système économique, l’appauvrissement n’en touchera pas moins tout le monde. Sage est celui qui s’y attend avec calme. « La figure de ce monde passe ».

Pourtant il ne s’agit pas que de possessions matérielles. Il se peut qu’il y ait encore assez d’idéalisme dans la nature humaine pour que beaucoup n’éprouvent pas, à perdre ces biens-là, un excessif émoi. Mais à la propriété sont liées certaines formes de la vie de l’esprit qui constituent comme une propriété d’ordre culturel et, parce que toute notre civilisation repose plus ou moins sur le système économique actuel, l’écroulement menace cette forme de la propriété à son tour. Il peut nous sembler dur et presque impossible de renoncer à toutes sortes de jouissances de l’esprit, aux privilèges de l’instruction ou aux égards qui nous paraissent dus à notre rang, aux satisfactions de l’intellectualité pour ne pas parler de ses raffinements. Mais il est sage de s’y attendre.

Tout nous dit que nous sommes déjà au beau milieu d’une de ces grandes catastrophes de la civilisation où tout un monde de splendeur et de beauté passe et ne laisse après soi qu’un vaste amas de décombres. Il passe, entraînant ce qui s’y trouvait inclus de mauvais et de vil – et de cela on s’accommoderait assez aisément ! mais aussi hélas ! beaucoup de belles et bonnes et grandes choses. Le crépuscule est venu. La nuit d’une barbarie nouvelle tombera sur nous, tombe déjà, et l’on voit s’effacer et disparaître les plus hautes valeurs morales, tandis que s’opère une fausse et néfaste démocratisation de l’esprit et que s’étend sans limite l’appauvrissement spirituel de la civilisation. Il faut nous résoudre à abandonner ces biens de haute valeur et de grande magnificence pour devenir pauvres. Peut-être même devrons-nous en venir à renoncer aux trésors qui nous sont le plus précieux, ceux de la religion et de la piété, et connaître ici encore la pauvreté.

L’heure presse. Il se pourrait qu’un jour et peut-être fort prochain nous soyons contraints de faire par force ce qu’aujourd’hui nous pouvons encore faire de bon gré. Mieux vaut prévenir la nécessité. Quiconque a de la sagesse et sait reconnaître le sens de l’heure présente se dit que toutes ces possessions en argent et en biens de l’esprit sont devenues fort incertaines, et leur conservation bien problématique. Il y renonce intérieurement, il s’oriente d’autre côté, il se fait pauvre. Intérieurement d’abord, car le renoncement complet et pratique ne s’impose peut-être pas encore, ni du dehors, ni du dedans. Ce sacrifice-là a sa raison d’être et sa valeur particulières ; en de certaines circonstances il sera nécessaire, mais ce sera pourtant un sacrifice volontaire. Peut-être n’est-ce la voie que d’un petit nombre, spécialement appelés et contraints en conscience. Mais pour le grand nombre il s’agit d’ores et déjà d’un changement général de mentalité, d’une transformation de toute l’atmosphère morale, et d’une nouvelle attitude à prendre à l’égard de Dieu et du monde.

L’apôtre Paul, qui vivait comme nous à une époque de renouvellement, et quel renouvellement ! ne demandait pas à l’homme marié de quitter sa femme, ni à ceux qui pleuraient de se réjouir ou à ceux qui étaient dans la joie de pleurer : il ne commandait à personne de ne plus rien acheter ; il ne cherchait pas à tirer les hommes hors du monde. Non, il entendait qu’ils restassent dans le monde, mais dûment avertis de ces exigences. Qu’ils achètent, bien ; mais qu’ils aient conscience de l’instabilité de leurs acquisitions et de la fugacité des jouissances qu’ils en tireront. Qu’ils se réjouissent, oui, mais d’une joie qui plane en quelque sorte au-dessus de ce néant que forment les réalités qui ne sont que de ce monde. Qu’ils pleurent, mais sans prendre trop à cœur la perte des biens terrestres, car désormais de plus grandes choses sont en jeu. Même la relation humaine la plus intime, celle du mariage, ne doit pas constituer un lien trop serré, non plus que le célibat nous remplir de chagrin. Car il vient, celui qui est plus grand que tout au monde, son Royaume approche, Christ arrive.

À qui a pris intérieurement cette attitude de libération, il ne sera plus difficile, le cas échéant, d’y conformer ses actes. De cet état d’esprit transformé jailliront simplement et naturellement des sacrifices spontanés. Dès maintenant, alors que les gestes suprêmes ne sont encore imposés ni par l’obligation morale, ni par la contrainte sociale, cette disponibilité ouvre nombre de voies ; et c’est d’abord la simplification de toute l’existence matérielle et spirituelle, le retour au sens originel de la vie. Les hommes qui ont entendu l’appel de l’heure ne fonderont plus leur vie sur leurs richesses matérielles, mais sur Dieu et sur le travail. Ils s’arrangeront à vivre, comme tant d’autres – la plupart en vérité – vivent déjà, n’en étant ni plus malheureux – bien au contraire ! – ni plus grossiers.

Et même il en résultera que ce revirement intérieur et ce changement d’atmosphère permettront l’avènement sans guerre civile de l’ordre nouveau, singulièrement en ce qui concerne le régime de la propriété matérielle ou spirituelle. Il faut donc secouer l’indolence de tous en leur criant les impérieuses exigences de l’heure. Dieu fait trembler la terre, et cœurs et consciences ne seraient pas épouvantés à salut ! Quiconque a de la sagesse prend bonne note de ce qui se passe avant qu’il ne soit trop tard. Il fait volontairement ce qu’autrement il lui faudra peut-être faire de force. Pour lui, nul doute : « La figure de ce monde passe ».

Renoncer ainsi, d’abord en esprit, puis en acte, si la nécessité intérieure ou historique le requiert, c’est faire un gain immense. Oui, un gain. N’allons surtout pas imaginer que ce changement de condition soit pour notre malheur. Il sera notre salut, et magnifiquement, comme il le fut pour l’apôtre Paul et les communautés qu’il avait fondées. Car si la figure de ce monde passe, il n’y a vraiment pas grand mal à cela. Tout ce monde où l’industrialisme, et le militarisme, et le culte du veau d’or tenaient lieu de civilisation, tout ce clinquant d’une culture sans Dieu, sans âme, sans plus rien de fraternel, qu’ils disparaissent au plus tôt ! Oui, périsse ce monde plein d’idoles, voué à la fièvre et au tumulte, esclave de l’impureté et du mensonge, adorateur inhumain de la violence et du meurtre ! Bon débarras !

Est-ce qu’en particulier l’obsession de posséder, au matériel ou au spirituel, ne nous a pas tout simplement rendus horriblement pauvres, et dépouillés de vraie joie, de vraie richesse et de vie véritable ? Ne se peut-il faire qu’au contraire la pauvreté même nous enrichisse et qu’à tout perdre de ce monde d’idoles nous retrouvions Dieu et, avec lui, jaillissante, la source d’une joie, d’une vie, d’une richesse toutes neuves ? Et si venait à disparaître cette fausse et néfaste propriété qui nous sépare de notre meilleur moi comme de nos frères, en même temps que de Dieu, ne serait-ce pas pour l’âme et pour la vie fraternelle une vraie résurrection ? « Posséder comme ne possédant rien » prendrait un autre sens : avoir serait un néant, ne rien avoir un trésor.

Dans ces conditions, – et je crois d’une foi profonde que les choses sont bien ainsi –, l’appauvrissement général en voie de réalisation aurait une signification finalement heureuse. Ce serait l’unique voie du redressement. Cette nuit de la civilisation, qui menace de tomber sur nous, serait toute emplie de forces mystérieusement à l’œuvre pour produire les splendeurs d’un nouveau jour de Dieu et de l’homme. Nous aurions, bien entendu, à dire adieu à toutes sortes de bonnes et belles choses qui faisaient corps avec le monde en train de disparaître ; mais ce ne serait pas sans joie car nous saurions que la pauvreté est indispensable au renouvellement général et aussi que tous les vrais trésors de l’ancien ordre de choses nous seront rendus, plus beaux encore et de plus haute valeur, dans l’ordre à venir. Ainsi en sera-t-il spécialement des richesses de la foi, au matin du nouveau jour de Christ. L’impiété de notre temps, ce souffle glacé, cette haleine du désert, porte en elle une même espérance : elle aussi aplanit les chemins du Seigneur, ouvrant la voie à une foi de meilleure sève et de plus vivante réalité.

Oui, oui, c’est ainsi. Nous l’avions trop oubliée, cette grande vérité, mais la voici qui à nouveau resplendit, annonciatrice de liberté et de joie : il faut tout perdre pour gagner Dieu, devenir pauvre pour posséder le Royaume des cieux, comme il est dit au début du Sermon sur la Montagne, – et ce n’est pas par hasard. C’est l’étrange et merveilleux message de la pauvreté. Et c’est aussi l’explication de notre temps et le sens de son mouvement.

Pourquoi n’y voir que motifs d’effroi ? Dans tout jugement il y a une promesse, et le jugement n’est pas à la promesse plus que l’ombre au soleil. Vienne l’écroulement, de toutes manières nous sommes en marche pour trouver, au-delà des ruines, et Dieu et son Royaume.