La truelle et l’épée (1933)

[141] Ceux qui bâtissaient avaient les reins ceints d’une épée.

Néhémie 4,18

On a souvent commenté ce texte de l’épée et de la truelle, mais pas toujours avec une heureuse spiritualité ; ce qui ne saurait nous empêcher de le considérer à notre tour et de nous l’approprier.

Nous sommes au temps où, après la destruction de Jérusalem, la ville sainte, on reconstruit les remparts. La muraille doit naturellement protéger le temple, qui se trouve dans la ville, celle-ci ne faisant pour ainsi dire que l’encadrer. Les non-Juifs des alentours, redoutant cette entreprise dont ils n’augurent rien de bon pour eux, tentent de la détruire. Et c’est ainsi qu’alternativement les travailleurs sont obligés d’apporter des pierres et de bâtir ou de défendre leur œuvre contre les attaques ennemies. Tantôt la truelle et tantôt l’épée.

Ont-ils raison de recourir à l’épée ? Le temple, voyons, a-t-il besoin d’être protégé par le glaive ? N’y a-t-il pas là quelque incompatibilité ? Ce n’est pas ici la question. Ce qui est sûr, c’est qu’au service de Dieu, dans le travail pour son Royaume, dans l’édification de sa cité sur la terre et de son invisible sanctuaire, on ne s’en tire pas sans combattre. Assurément pas avec des armes de fer et d’acier, mais avec les armes de l’esprit. De toute façon, il faut combattre.

Beaucoup s’élèvent contre une telle affirmation. La lutte ne va pas avec l’édification de la cité de Dieu et le service de son Royaume. En tout cas, pas la lutte déclarée contre les autres, hommes ou choses. Tout au plus la lutte avec Dieu, pour les [142] autres et en leur faveur, dans la prière, dans la foi et dans l’amour.

Un certain pacifisme, qui se réclame peut-être du Sermon sur la Montagne et de la Croix, entretient et représente cette horreur de tout ce qui est lutte. Tout combat, dit-on, est en soi contraire à la paix. Impossible donc de la créer par ce moyen. Seule la paix, et non la guerre, triomphera de la guerre. L’épée blesse toujours ; Christ, lui, veut guérir les blessures, non les faire. Il dit à Pierre : « Remets ton épée au fourreau ; car, quiconque tirera l’épée, périra par l’épée ». Cette parole, pense-t-on dans ces milieux, vaut également pour les combats spirituels. Certes, pour un homme sensible, bienveillant, plein de douceur et de tendresse, il est pénible de ceindre l’épée et plus pénible encore de la tirer. Le combat crée facilement une atmosphère de discorde et d’amertume ; il divise, rend étranger, bouleverse d’amitié, le foyer, la famille et les groupements de toutes sortes. Ne serait-il pas préférable d’éviter à tout prix la lutte, quitte à faire même de grands sacrifices ? La paix peut-elle être estimée trop haut ?

Si compréhensibles que soient ces sentiments et ces attitudes, ils n’en sont pas moins faux. Si nous voulons servir Dieu, ou pour le dire autrement si nous voulons vraiment la justice, il nous est impossible d’éviter le combat. Nous ne l’esquiverions qu’au prix d’un tort fait à la cause et à nous-mêmes, mais tout autant à l’adversaire. Dans ce refus de combattre, il y a au moins le danger que l’on cherche ses aises et que toutes les nobles pensées susdites dissimulent une certaine lâcheté trop habile à tirer parti du Sermon sur la Montagne et de la Croix. Il reste que se refuser aux combats nécessaires crée une atmosphère plus néfaste que celle d’un combat loyal. Un tel abandon produit presque toujours une ambiance de mensonge. On ne peut pas éternellement refuser la bataille sans renier plus ou moins gravement le bien et la justice. Car la paix où l’on prétend se tenir est une fausse paix à laquelle s’applique exactement la parole du prophète : « Malheur à ceux qui disent : paix, paix ! là où il n’y a pas de paix ! » Il se produit une décomposition intérieure, bien plus funeste en ses conséquences que n’importe quel combat mené selon la vérité ; ou bien c’est une tension qui un beau jour provoque quand même le conflit, mais un conflit de mauvais aloi et tout envenimé. Car le mensonge fait des blessures bien plus irritantes que celles de l’épée. Beaucoup plus qu’un vif combat en pleine vérité, une vision faussée des choses ou même un abandon que rien ne saurait justifier dressent des barrières entre les hommes. Après, la vérité est néanmoins comme le sel qui empêche la décomposition. La proclamer franchement, dans un esprit de générosité et de bienveillance, est souvent le meilleur moyen d’avancer vers la paix. [143] Le défaut de vérité sépare, la vérité unit. À la base de tout désordre et de tout désaccord on trouve immanquablement quelque chose de faux, tandis que par nature la vérité sert de base à l’ordre et à l’unité, surtout quand l’amour l’accompagne. La vérité met chaque chose à sa place ; et la paix c’est cela.

C’est pourquoi faire œuvre de vérité, dire la vérité, constitue un réel service, d’ailleurs difficile entre tous : c’est le fait d’hommes à l’âme noble, je veux dire scrupuleux, pleins d’attention et de respect pour les droits des autres, leur manière d’être, leur honneur et leur dignité. Mais malheur à eux, si une fois engagés, ils venaient à reculer : leur vie perdrait toute valeur. C’est une vraie malédiction si, dans n’importe quelle situation ou dans un milieu quelconque, il ne se trouve personne pour servir en portant témoignage à la vérité. La corruption et la mort ne sont pas loin. Or, jamais ce service ne pourra être assuré sans combat. Sous une forme ou sous l’autre, visible ou cachée, plus calme ou plus aiguë, la bataille doit avoir lieu. Qui ne peut ou ne veut combattre est inapte au service de Dieu. Il est inutilisable pour l’édification de la sainte cité de Justice. Avec la truelle, l’épée.

Cette règle rigoureuse ne vaut pas seulement pour les individus, et notamment pour leurs rapports avec la communauté, mais aussi pour la communauté elle-même, et pour les groupements divers. Il leur faut servir la vérité, s’ils veulent remplir leur tâche et conserver leur droit à l’existence. Or, cela ne se peut pas sans combat. La paix elle-même ne peut être établie sans recours à l’épée. Si les communautés qui prétendent expressément n’avoir d’autre raison d’être que le service de Dieu, les églises donc, n’ont pas la force ou le courage de tirer l’épée contre les ennemis de Dieu, comment pourraient-elles bâtir la sainte cité ou même simplement établir une paix quelconque ? Si des peuples, préférant leur sécurité ou leurs profits, se soustraient à leurs devoirs sous prétexte qu’il faudrait batailler et accepter des sacrifices, mais sans s’interdire pour autant de profiter des luttes des autres, ils vont à la mort, et nul cliquetis d’épée ne saurait les en préserver. Voici ce qu’en dit le livre saint de l’Islam, et cette parole pourrait figurer dans la Bible : « Si un peuple néglige les combats du Seigneur, le Seigneur à son tour le rejettera ».

Il faut combattre les combats nécessaires. À leur manière ils viennent de Dieu. S’y soustraire, c’est se refuser à son service. Et un jour il faudra livrer une bataille trois fois plus rude, à cause, si j’ose dire, des intérêts simples et composés; et alors ce ne sera peut-être plus sur l’ordre de Dieu, ni à son heure. [144] Combats donc, comme un bon soldat de la milice de Jésus-Christ, les combats qui te sont proposés. Certes c’est dur et souvent amer. Douloureuses sont les blessures, celles que l’on reçoit et plus encore celles que l’on fait. Et l’on ne remporte pas toujours la victoire. Cependant, si la lutte est menée selon Dieu, on y trouve de la joie quand même et un renouveau de vitalité. En ce sens est profondément vraie cette autre parole, qui n’est pas non plus dans la Bible, mais qui, tirée du Coran, mériterait sûrement une place dans notre Livre Saint : « Le feu de l’enfer ne touchera pas les pieds de celui qui s’est couvert de poussière en combattant sur les sentiers de Dieu ». Et également cette autre, pourvu, bien entendu, qu’on la prenne au sens spirituel : « Le paradis repose à l’ombre des épées ».

Ceux qui professent cette horreur mal placée de la lutte ne sauraient se réclamer de Jésus, du Sermon sur la Montagne ou de la Croix. Jésus ne se détourne jamais d’un combat si ce n’est pour attendre l’heure favorable. Le Sermon sur la Montagne lui-même est une vraie bataille et souvent d’une belle acuité. Et la Croix, n’est-ce pas la lutte la plus âpre qu’on ait jamais menée ici-bas ? « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée ».

Jésus est celui-là même qui nous aiguillonne au combat. Sans lui, nous parviendrions peut-être à nous faire une sage petite vie tranquille. Avec un égoïsme avisé, rehaussé d’esthétisme et chamarré de religiosité – ça existe ! – nous nous éviterions les désagréments et les souillures du combat. Mais c’est précisément son amour, et la flamme du Dieu vivant qu’on y voit brûler, qui nous empêchent de nous abandonner à ce repos. La vérité du Dieu de sainteté et d’amour s’y oppose. Ce n’est que dans l’obéissance à sa volonté qu’on trouve le bonheur et devient « bienheureux », au sens des Béatitudes. Heureux ceux qui luttent, car seuls ils connaîtront la paix !

Ne fuis pas le combat lorsqu’il est indispensable. C’est un ordre et c’est un don de Dieu.

Toutefois, il y a une condition hors laquelle le combat serait vain et néfaste : c’est pour Dieu qu’il faut combattre, ou, plus modestement, pour les remparts de la sainte cité de Dieu et pour la protection du temple. Et ici il nous faut bien confesser que la plupart de nos luttes n’ont pas pour objet la cité de Dieu ou le temple, mais nous-mêmes et nos intérêts, l’affirmation de notre personne ou nos prétentions de toutes sortes. C’est cet élément impur qui fait la lutte amère et qui l’empoisonne. C’est cela que redoutent beaucoup de ceux qui se refusent au combat. [145] À tort certes, car, pour échapper au danger de profanation où notre faiblesse nous jette, il faudrait s’abstenir de toute action, et l’on succomberait, du fait même de l’inertie, au danger en question. Donc, ne pas exagérer le souci de se garder bien propre. Qui peut travailler en évitant complètement la poussière ou la boue ? Et qui sait si l’on n’y trouvera pas justement quelque bénédiction, et Dieu lui-même ?

Quoi qu’il en soit la règle demeure stricte pour qui veut combattre le bon combat : uniquement pour la cause, jamais pour nous-mêmes ! Nous n’avons à protéger que la construction du temple.

Sois un combattant du Dieu vivant, un soldat dans la milice de Jésus-Christ. Livre pour Dieu, non pour toi, les justes et nécessaires batailles. Christ seul enseigne à bien lutter. Dans la mesure où nous saurons nous en souvenir et demeurer à ses côtés, la lutte, dépouillée de tout élément impur et créateur de discorde, deviendra un saint combat pour le service de Dieu, et une manière de culte, si je puis dire. Toujours rude, elle n’en sera pas moins joyeuse aussi. Le combattant n’y blessera plus son âme et les coups qu’il portera seront salutaires. L’épée doit voisiner avec la truelle. Il ne faut la tirer que pour aider à l’œuvre de la truelle et protéger le temple.