Mais Jésus, sans tenir compte de ces paroles, dit au chef de la synagogue : Ne crains point, crois seulement.
Marc 5,36
Ne crains point
Dans tous les temps et en toutes circonstances, cet encouragement fut nécessaire au cœur de l’homme. Mais rarement comme de nos jours. Et plus que tous en ont besoin ceux qui servent Dieu et les hommes sur des points particulièrement exposés, aux avant-postes en quelque sorte, en défenseurs d’une cause combattue, haïe, persécutée. D’inquiétantes puissances rôdent autour d’eux. Des passions démoniaques se déchaînent. Terrible est aujourd’hui la brutalité d’une génération grossière, dégénérée, éloignée de Dieu, et qui ne respecte plus rien.
Sous mille formes diverses le spectre de la peur nous hante. Bornons-nous à considérer quelques-unes de ces formes que le temps présent rend peut-être plus particulièrement sensibles. Pour commencer par ce qui, vu de haut, présente le moins d’importance, notons la crainte de perdre ses biens matériels : tout est devenu tellement incertain ! Puis, toute proche, la peur de perdre sa situation, son métier, son travail, ce qui est le cas d’un si grand nombre. La peur, sans doute encore plus grave, d’être expulsé de son pays ; rude est le sort des « réfugiés », et combien parmi les meilleurs en sont là ! Peur aussi d’un assaut contre la cause qu’on sert, et même – car c’en est aujourd’hui la forme la plus fréquente – d’une attaque à l’honneur du défenseur. Peur encore de la souffrance et du tourment de tels combats, peur de la défaite, de la haine, de la moquerie, du mépris. Beaucoup redoutent davantage encore les discussions avec leurs amis, collègues ou parents même, où le service d’une cause quelconque conduit presque fatalement par ces temps fiévreux ; ils tremblent devant les conflits, les dissensions, les divisions. Et voici une nouveauté : la peur de la prison. Enfin, la peur des peurs, origine et dernier mot de toutes les autres : la peur de la mort. Et non peut-être de cette mort naturelle que déjà l’on nomme reine des épouvantements, mais d’une mort violente, au terme, s’il se trouve, d’un long martyre. En vérité, il y a aujourd’hui tout lieu de « craindre ». Il n’y a pas à se le dissimuler.
Il convient de regarder la situation en face : sommes-nous fermement résolus à en accepter toutes les charges ? Partant pour combattre, nous ne devons pas ignorer que le sort des combats peut nous coûter la vie, et que la guerre est terrible.
Trop souvent l’expérience montre que la cause de la justice et du bien est mise en péril du seul fait que ceux qui devraient être ses soutiens et ses champions sont saisis par la frayeur. S’ils se dressaient, s’ils s’avançaient intrépides et résolus, l’adversaire, si puissant qu’il paraisse, se disperserait devant eux comme le brouillard au souffle d’un vent impétueux et devant l’éclat du soleil. Mais voilà, le juste et le vrai sont souvent et d’une manière étonnante timorés, craintifs, et pusillanimes, alors qu’au contraire le mensonge et la méchanceté se présentent fréquemment avec une hardiesse, une audace, une absence de scrupules stupéfiantes. Il y a un courage du Diable. C’est le courage de l’ivresse. Et le Malin s’en sert pour tromper sa lâcheté. Car il est au fond très lâche, et serait facile à vaincre pour peu qu’on lui opposât un courage de signe contraire. Mais cet autre courage, encore une fois, comme il est rare ! Il faut craindre que mis à l’épreuve par les événements qui s’approchent nous ne passions par de pénibles expériences du fait de notre pusillanimité, disons-le : de notre lâcheté, et de tous les reniements qui en découlent. Il faudra compter avec bien des défections et bien des chutes, si nous ne réussissons pas à mâter la peur.
Oui, nécessaire, cruellement nécessaire, l’exhortation de Jésus : « Ne crains point ! »
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Mais quoi ? Un appel est-il un secours ? Quelle autre aide en tirer que, dans le moment même, une simple suggestion ?
N’est-ce pas un peu comme l’ordonnance du médecin pour le malade qui est dans l’impossibilité de se procurer le remède ?
Quand je suis tout pétrifié de peur, et qu’il y a à cela de bonnes raisons, que me sert-il qu’on vienne me dire, ou bien de me dire à moi-même : « Ne crains point » ? D’ailleurs le pauvre cœur humain, plein de faiblesse, peut-il jamais être dans ce monde de ténèbres absolument sans crainte ? La frayeur n’est-elle pas aussi naturelle que le souci, le chagrin, la joie, l’amour, la haine ? Ah, je sais bien que je ne suis pas un héros. Mais faut-il que tout le monde le soit ? Et comment devenir des héros ?
Frères, il y a des hommes qui possèdent, au physique ou au moral, une sérénité naturelle. Simplement, ils n’ont pas peur. C’est une sorte de don de la grâce. Mais ne nous faisons pas d’illusion. Ces hommes-là sont rares. Et il n’est pas dit du tout que cette sorte de courage tienne jusqu’au bout. C’est comme une ivresse, ou un état de somnambulisme, à quoi le réveil peut mettre fin. Ce courage-là peut tout d’un coup se démentir. Non décidément, nous ne sommes pas des héros. L’héroïsme serein est à son aise dans la poésie plus que dans la réalité. Et ce sont de vrais héros, dans l’ordre physique ou dans l’ordre moral, qui nous ont appris qu’eux aussi avaient tremblé et frémi, sinon dans le danger, du moins devant lui. Comme pour les soucis, la convoitise, la colère ou la haine, il ne saurait être dit que la peur ne nous touche aucunement ; mais ce dont il s’agit c’est qu’elle ne nous domine pas, que nous en puissions toujours venir à bout, et que nous connaissions un asile clair, élevé, ensoleillé, au-delà de toute peur, que notre cœur reste ce qu’il est, un pauvre cœur anxieux, mais qu’il y ait un moyen de le préserver sans cesse du découragement et du désespoir même, et de le rendre merveilleusement fort et apte à la victoire.
Ce moyen existe-il ?
Ici intervient la seconde exhortation.
Crois seulement
« Crois seulement » ! Il existe donc une force plus grande, infiniment, que tout ce que la peur peut imaginer, plus grande que notre cœur, et que le monde, et que toute force humaine, plus grande que le destin, que la mort et que l’enfer, une force à quoi nous devons sans réserve nous confier. La confiance bannit la crainte. Aussi notre frayeur est-elle la mesure de notre foi. Pour autant que nous tremblons, nous manquons de confiance en Dieu, et sommes mal unis à lui. Pour nous affranchir de la peur, autant qu’il est humainement possible, il nous faut garder la vision nette de la grandeur de Dieu, devant laquelle toute autre grandeur est réduite à néant, – et que peuvent bien signifier alors dictateurs et populaces, forces d’argent et mensonges de presse ? – la vision aussi de la force de Dieu, devant laquelle aucune autre force ne saurait subsister, et qui a pouvoir jusque sur le destin, la mort et l’enfer, – la vision enfin de la réalité de ce Dieu qui est au fond la seule réalité.
Nous devons nous savoir au service de ce Dieu grand et puissant, seul réel, et tirer fierté de le servir, de l’avoir pour capitaine et d’être ses soldats. Dans la mesure où les choses sont ainsi, où la grandeur, la force et la réalité de Dieu s’emparent de nous et nous comblent de leur plénitude, notre pauvre cœur faible et anxieux s’élève jusqu’à l’héroïsme. S’opposant au courage du Diable, c’est là le courage de Dieu. C’est un héroïsme à la portée de tous, même des petits, peut-être surtout des petits. Telle était la force de ces témoins innombrables, qui pas plus que nous n’étaient de leur nature des héros ou des héroïnes, mais de pauvres gens pleins d’angoisse, tremblants d’avoir à verser leur sang, et qui surent pourtant supporter des traitements plus durs que tout ce que nous pouvons redouter, furent jetés aux bêtes, montèrent en chantant au bûcher ou à l’échafaud, tinrent des dizaines d’années dans d’effroyables cachots, et écrivirent sur les murailles : « Résistez ! »
Comme eux, nous devons servir une cause en laquelle nous ayons foi, une cause où Dieu soit avec nous, et pour laquelle, unis à Lui, nous marchions à l’ennemi en vainqueurs. Que peut-il nous arriver, à nous ou à notre cause? « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » Dieu demeure le vainqueur. En Lui, notre cause est solidement assurée. Quand bien même elle paraît d’abord perdue. « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme ». Craignez Dieu seul, de cette crainte qui est à sa façon l’affirmation de sa seule grandeur, de sa force et de sa réalité. Ne craignez nulle défaite : les cendres des martyrs sont en vérité la semence de l’Église. Si vous n’êtes qu’un tout petit nombre, que l’affliction étreint et que la persécution menace, soyez dans l’allégresse, car à votre cause est promise la victoire finale. Dieu est vivant. Il est fidèle. Ses promesses sont plus fermes que les montagnes. Ne craignez donc point, croyez seulement.
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C’est là le moyen simple et accessible à tous de triompher de la peur. Par lui, de faibles et petites gens deviennent forts et grands, capables d’héroïsme et héroïques effectivement, plus souvent que les forts et les grands de ce monde. Dieu leur est une réalité si certaine et si immédiate qu’ils ne tremblent plus. Au-delà de la crainte, il est un asile. Si tu as peur, cherche Dieu.
Voilà, chers amis, ce que nous avons à faire aujourd’hui, au moment de nous engager dans de terribles combats. Ayant cette voie d’accès vers les hauteurs, nous n’avons pas à nous inquiéter pour ce dont j’ai parlé plus haut. Aussi longtemps qu’on jouit des biens de ce monde, on pense volontiers qu’en eux est la vie et on redoute leur perte comme la mort même ; mais combien ont appris, dans ces temps d’universelle remise en question, – qu’on pense seulement aux innombrables Russes qui, en l’espace d’une nuit, furent précipités de l’abondance dans la misère ! – que la vie humaine avait pourtant des sources plus profondes, que tout perdre pouvait être le plus grand gain, et que le dénuement même devenait une richesse. La vie d’un homme ne dépend pas de l’abondance de ses biens, mais de sa richesse en Dieu (1). — Situation, profession, travail ? C’est important bien sûr, mais ce que nous avons d’essentiel n’est pas lié à tout cela. L’essentiel, c’est… nous-mêmes et Dieu, et que nous servions Dieu et les hommes. Cela, rien ni personne ne saurait nous le prendre. Et la vie ainsi faite ne peut en aucun cas manquer de sens, ou même de joie. — La patrie alors ? Et qui pourrait nous en chasser réellement ? Les dictateurs sont trop petits. L’Allemagne, l’Italie, la Russie et notre propre pays ne leur appartiennent pas. Ils sont à Dieu et à chacun de nous, même en exil, peut-être là surtout. La foi nous reste, et dans la foi l’espérance, et avec elles la joie. — Contestations, haine, défaite, opprobre, discorde avec nos parents et amis ? Mais « heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le Royaume de Dieu est à eux ». Oui, cette félicité existe. Et que lui comparerait-on ? Elle est le couronnement de tout autre bonheur. Quiconque n’en a jamais fait l’expérience ignore ce qu’est le bonheur. Pauvre vie, sombre et vide, que celle ou manque cet élément ! — La prison ? Les plus nobles n’y ont-ils pas été, n’y sont-ils pas de nos jours ? Est-ce qu’elle n’est pas un lieu consacré ? Ne devrions-nous pas éprouver quelque honte de n’y pas être ? Qui sait si nous n’aurions pas fait en prison les plus hautes expériences ?
Au fait, c’est ici la cause principale de nos terreurs : nous ne connaissons pas le fond de la vie, nous ne sommes pas descendus dans ces profondeurs. Voilà pourquoi de mystérieuses frayeurs nous assaillent et nous paralysent. Mais c’est justement dans ces profondeurs, comme au plus haut des cieux, que Dieu habite ; elles sont sa plus haute demeure.
Allons plus loin. C’est de l’imagination qu’en bonne partie proviennent nos craintes. Car elles ne portent pas seulement sur des réalités, mais se débattent aussi et surtout contre des chimères et des fantômes. Ce qui paraît effroyable, tant qu’on ne le voit pas, peut être très aisément supportable quand on l’a en face de soi. Nous tenons, de vrais héros du temps de la guerre, que s’ils tremblaient avant la bataille, par contre ils étaient parfaitement calmes une fois qu’ils y étaient engagés. Ainsi en est-il d’autres dangers, d’ordre moral. Ne nous faisons donc pas de soucis pour le lendemain. Dieu donne le courage, non par avance et en réserve, mais comme le pain quotidien au fur et à mesure de nos besoins. Ne crains point, crois seulement. Le contact même avec ce Dieu, seul réel, et devant qui toutes les idoles, tous les démons, et tous les fantômes rentrent dans le néant, élimine tous les errements et toutes les tromperies de l’imagination, pour ne laisser que lui seul. Et tout cela vaut aussi pour le dernier ennemi, la mort. Mourir pour une grande et sainte cause – et il ne s’agit pas d’autre chose ici –, n’est-ce pas en définitive le sort le plus beau ? Comprenez-moi bien, mes amis : est-ce que cela ne peut devenir une vraie fête ? Dieu seul et sa cause. Et tout est bien.
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C’est ainsi que nous voulons aborder les luttes qui viennent avec Dieu, armés de son courage qui n’a rien à voir avec celui du Diable. Nous entendons ne rien craindre de ce qui peut survenir, rien du tout. Aucune persécution ne doit nous épouvanter, aucune loi d’exception, aucune censure ne doit nous empêcher de dire et d’écrire la vérité, comme notre foi la voit. Pourquoi faudrait-il que le passé seul ait connu ou que seules d’autres causes connaissent des témoins de la vérité, des confesseurs et des martyrs ?
Étant donné la gravité de ces considérations, j’aimerais encore ajouter qu’il ne nous faut pourtant pas nous affliger outre mesure de la dureté des temps. Les périodes de facilité ne sont pas du tout les plus heureuses. Nous en avons connu de ces temps-là, et ils ont fait de nous des gens qui s’écoutent et se dorlotent. Aussi notre joie de vivre a-t-elle considérablement baissé. Dans ces époques de trop grande sécurité, l’énergie s’endort. En ce sens, il est vrai de dire que l’homme dépérit dans la paix et qu’un repos désœuvré est comme le tombeau du courage. Il le sentait profondément, Nietzsche, lorsqu’il donnait comme mot d’ordre : « Vivre dangereusement ». En vérité, nous nous trouvons devant ce paradoxe que la sécurité engendre la peur, et le danger le courage. Et aussi la joie. Car la joie naît de la force et de la vie. Voilà pourquoi nous allons peut-être bien vers des temps plus heureux. Nous nous enrichissons par nos dépouillements. Et puisque souvent une vérité profonde prend les allures d’un léger badinage, répétons ces vers de la chanson :
Et puisque mon affaire ne repose sur rien, Voilà pourquoi dans le monde je suis si bien.
Et cela signifie beaucoup plus qu’il ne semble tout d’abord. Et nous voyons par là qu’il y a un humour du danger. Ce fut l’expérience d’un homme aussi mortellement sérieux que Cromwell, ce vrai héros, qui combattait armées et démons. Au plus fort de l’assaut, raconte-t-il, il lui fallait siffler et chanter. Ce sera aussi, autant qu’il le faudra, notre expérience avec Dieu.
J’ai encore à dire quelque chose de plus important. Nous avons employé l’expression « crainte de Dieu ». C’est elle qui va nous conduire au cœur du mystère de la victoire sur la peur. C’est un vieux et profond précepte de sagesse que la crainte de Dieu vient à bout de la crainte des hommes et de toute autre crainte. Et c’est un fait que les plus solidement enracinés en la crainte de Dieu furent en tout temps les plus intrépides. Je ne veux que mentionner ce fait : nous tremblons dans la mesure de notre éloignement de Dieu. Ce qui signifie aussi que la peur nous gagne dans la mesure où nous n’accomplissons pas toute sa volonté, lorsque, désireux peut-être de le servir, nous nous servons pourtant encore nous-mêmes, et donnons passage à ce qui est humain et impur. L’abandonnons-nous, aussitôt les démons sont sur nous. Inversement, plus nous nous attachons à lui, plus nous voulons clairement faire sa seule volonté, plus nous lui obéissons fidèlement, plus aussi notre cœur s’affermit, plus est robuste la sérénité avec laquelle nous abordons le monde, les hommes et les démons, plus profonde est notre expérience de ce qu’un des plus intrépides et des plus vaillants d’entre les hommes formulait ainsi : « Un homme avec Dieu est plus fort que le monde entier ».
Un mot encore, en pensant à la Pentecôte. N’oublions pas que le triomphe sur la peur est, lui aussi, comme tout ce qui est grand, un miracle, un don de la grâce. Mais c’est à ceux qui cherchent, à ceux qui demandent, que le miracle et la grâce sont donnés. Et c’est pourquoi le dernier mot de ce mystère, c’est la demande du Saint-Esprit, et son exaucement. Lequel est certain. Ne crains donc point, crois seulement.
(1) Luc 12,13 et suivant.