Où sont les Sans-Dieu ? (1934)

[115] Le Seigneur dit : Quand ce peuple s’approche de moi,
Il m’honore de la bouche et des lèvres ;
Mais son cœur est éloigné de moi.

Esaïe 29,13

Quiconque dira à son frère « insensé » mérite d’être puni par le feu de la géhenne.

Matthieu 5,22

C’est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas tous dans le Royaume des cieux, mais celui-la seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux.

Matthieu 7,20-21

La lutte contre l’« athéisme » a recommencé. Entendez par là, naturellement, l’athéisme communiste russe. Il circule en ce moment une exposition destinée à l’illustrer et à soulever contre lui une sainte indignation. Organisée par des cercles conservateurs, voire même réactionnaires, elle traduit sans aucun doute des mobiles politiques, que ses instigateurs en aient conscience ou non. Nulle équivoque à cela : ceux qui l’organisent ou la recommandent se garderaient bien de mettre au pilori d’autres formes d’athéisme, liées celles-là à d’autres nations ou régimes. D’ailleurs, ils ne les reconnaissent nullement pour athées, et même, pour peu qu’un certain vernis religieux les recouvre, ils les tiennent pour les signes d’un réveil de la foi.

Disons-le tout net : il s’agit là de politique et non de religion, des choses du monde et non de Dieu.

Je ne suis certes pas de ceux qui se réjouissent de l’esprit du communisme officiel, de sa philosophie, ou de sa manière de combattre la religion. Intimement attaché au socialisme, sinon au communisme, j’en souffre au contraire et plus profondément même que ceux qui se contentent de les haïr. Ma vie toute entière [116] est vouée au rapprochement du Christ et des masses ouvrières socialistes. Et c’est à mes yeux un crime contre la cause du socialisme si, même dans la situation actuelle, de semi-intellectuels, qui sont pour sa perte les chefs du prolétariat, se croient autorisés à se servir de lui pour la diffusion de leur pauvre « sagesse ». Malgré cela, à cause de cela peut-être, le combat mené contre l’athéisme par nos milieux religieux, conservateurs et réactionnaires, suscite immédiatement en moi une vive opposition. Et si j’en analyse les raisons, il m’est vite clair que c’est à cause de l’effroyable pharisaïsme qui s’y exprime.

Avons-nous le droit d’accuser sans plus les autres d’athéisme ? Qui donc est sans Dieu ? Celui qui nie Dieu en paroles ? Et qui est avec Dieu ? Celui qui « croit » en lui ?

Nous touchons ici à l’éternelle erreur suivant laquelle la relation avec Dieu est avant tout chose théorique : on jugerait de la position d’un homme ou d’un mouvement uniquement sur leurs professions de foi. Erreur totale. Ce n’est aucunement la pensée de la Bible. Son idée constante, c’est que l’incrédulité, l’athéisme sont affaires de vie pratique, et non chose abstraite, question de cœur d’abord et non de tête, concernant la conduite plutôt que la pensée. « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits » et non à leur credo. Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père céleste.

Lisez le psaume 14 : « L’insensé » qui dit en son cœur : « Il n’y a point de Dieu » n’est ni un philosophe négateur, ni un athée militant. C’est tout simplement un homme qui dans sa vie n’a nul souci de Dieu ; qui, très pieux peut-être dans la forme, agit pourtant comme si Dieu n’existait pas ; dont la vie est une « abomination » et « qui ne fait pas le bien ». Le psaume en question caractérise aussi cet athéisme d’une manière très concrète : « Ils dévorent mon peuple, ils le prennent pour nourriture » ; nous disons aujourd’hui : ils s’engraissent par l’exploitation des masses. « Ils jettent l’opprobre sur l’espérance du malheureux » ; c’est cela l’athéisme, et non telle ou telle plaisanterie sur l’histoire de la création. Le sans-dieuisme comme la communion avec Dieu dont parle la Bible sont choses d’ordre pratique et concernent l’ensemble de l’attitude intérieure et extérieure de l’homme : obéissance, confiance, amour, ou leurs contraires.

Comprenons bien cette vérité et nous cesserons de vouloir combattre l’athéisme… des autres. Même, cette lutte nous apparaîtra sous sa vraie lumière, comme un pur athéisme, un manque humilité, de saint tremblement devant Dieu, un insupportable [117] pharisaïsme. Est-ce que par hasard notre propre vie se passerait entièrement dans la communion de Dieu ? Serait-elle dans ses profondeurs et pour l’essentiel orientée vers Lui, vers sa puissance, sa sainteté, son amour, dans la confiance et l’obéissance ?

C’est de cet athéisme, le seul réel aux yeux de Dieu, que veut parler le psalmiste quand il s’écrie : « Il n’en est aucun qui fasse le bien, pas même un seul ». Comment ne pas comprendre qu’en nous levant pour combattre l’athéisme, nous marchons en fait contre Dieu, devenant des « sans-Dieu » ? Humbles comme il convient de l’être devant Dieu, nous ne ferions pas cela.

Dans la mesure où nous marchons réellement avec Dieu, craignons donc d’appeler les autres « athées », « sans-Dieu », ou de les tenir pour tels. Et si nous y sommes inclinés, n’y faut-il pas voir le signe inquiétant que notre relation personnelle avec Dieu n’est pas ce qu’elle doit être ?

Est-ce à dire qu’il ne faille jamais prononcer le mot d’ « athée » ? Si, la Bible nous y autorise. Mais quand elle le fait elle-même, ce n’est jamais dans un sens théologique et abstrait, mais, de manière fort concrète, dans une sainte colère contre toute attitude qui offense Dieu, heurte sa volonté, son commandement, pêche contre l’honneur qui lui est dû, contre l’amour et la justice, contre la vérité, la liberté, la pureté, qu’il s’agisse de croyants ou d’impies.

Oui, parlons-en de l’athéisme, mais que ce soit avec compassion, pleins d’une saine douleur à constater qu’hommes et mouvements s’effondrent dans la détresse quand ils s’éloignent de Dieu, faute de le connaître ou de le rencontrer. Avec compassion sans doute, mais sans propre-justice, dans une sainte humiliation. Parlons-en, mais dans le même esprit seulement où il est permis de parler du « péché » : en nous examinant nous-mêmes. N’abusons pas du mot, pour ne pas lui ôter toute signification, et par là tomber dans le pharisaïsme et finalement dans l’athéisme.

Nous n’aurons plus alors aucune envie de combattre l’athéisme des communistes russes. Enfin, voyons, est-il vraiment nécessaire d’aller vers les communistes et en Russie pour rencontrer l’athéisme ? Ne saurions-nous le trouver plus près de nous ? Notre régime tout entier, dont les adversaires du mouvement des « sans-Dieu » sont en grande majorité les défenseurs exaspérés, n’est-il pas, avec son culte de l’argent et de la machine, et sa manière de faire de l’homme une valeur marchande, un réel et immense athéisme ? Nos armements, dont ces mêmes adversaires de l’athéisme russe sont les plus fervents soutiens, ne sont-ils pas une grande insulte au Dieu vivant et une effective et énorme négation de sa réalité ? Bref, l’ensemble de la mentalité de ce [118] temps avec son activité trépidante, sa brutalité, sa sensualité, la confusion et l’aveuglement des esprits et des âmes, et bien d’autres choses encore, est-ce autre chose qu’une série de manifestations d’athéisme ?

Où sont donc aujourd’hui, dans la vie publique et privée, les démonstrations de la foi, de l’obéissance et de l’amour, de la puissance de Dieu donc, qui témoigneraient de notre communion avec lui ? En vérité, point n’est besoin d’aller en Russie pour rencontrer l’athéisme. Il faut vraiment une bien grande hypocrisie, au sens où Jésus l’entendait, pour oser dans notre position s’en prendre à l’athéisme des autres. Point n’est besoin assurément d’organiser une exposition spéciale du « sans-dieuisme » elle est sous nos yeux, gigantesque, en tout lieu, dans toutes les villes et tous les villages, dans les mairies, les écoles, les bourses, les auberges, et les maisons de Dieu. Oui, là aussi. Allez par les rues, partout vous la trouverez : le trafic de la rue avec sa brutalité meurtrière est déjà un athéisme insolent. Non, n’allez pas en Russie ! Le mouvement des « sans-Dieu », cherchez-le là même où chez nous on chante et on prie. Vous pouvez aussi vous épargner l’irritation que vous donne le projet d’organisation d’une centrale des « sans-Dieu » parmi nous. Depuis longtemps elle existe, cette centrale. Elle fonde chaque jour de nouvelles filiales. Elle en a même dans les églises, les chapelles et autres lieux de prière.

Nier Dieu ou le confesser ne sont pas chose théorique, mais concernent au contraire toute notre vie pratique immédiate. J’ajouterai même qu’il n’y a pas grande importance à « avoir de la religion » ou à n’en pas avoir. La religion peut fort bien s’accommoder d’un athéisme absolu. Il existe un athéisme religieux et pieux particulièrement infâme. La Bible est, là-dessus encore, catégorique. Jésus et les prophètes n’en ont jamais flagellé d’autre. Ils ont toujours dénoncé cette désobéissance à Dieu, cet abandon de Dieu pour une religion toute formelle. Trop souvent la religion, ce qu’on est convenu d’appeler la « foi », recouvre une absence totale de reconnaissance réelle du Dieu vivant, un manque de confiance en sa réalité et en sa puissance. Trop souvent elle cache un empressement à s’appuyer sur les puissances du monde et à s’en faire les soutiens, comme on en trouve rarement chez les enfants du siècle. Inversement, les représentants de « l’incrédulité » manifestent souvent une foi réelle en la puissance du bien, de l’esprit, de la vérité, de l’amour.

Je n’oublierai jamais le contraste dont il y a quelques années je fis l’expérience entre une soirée passée avec des théologiens engoncés dans leur affreuse incrédulité à l’égard de la puissance de Dieu et de son esprit sur le monde et deux autres soirées [119] vécues en compagnie de libres-penseurs socialistes et anarchistes chez qui soufflait cette foi libératrice et enthousiaste dans le bien.

Reconnaissons-le, il se commet au nom de Dieu des crimes que l’on n’aurait peut-être pas osé commettre si l’on n’avait pu se couvrir de son nom. Il existe un athéisme religieux où la religion devient une échappatoire devant Dieu, une consécration et une confirmation du péché, un obstacle à la cause de Dieu.

Pour Dieu, si la Bible a raison, cet athéisme des gens religieux, sous toutes ses formes, est bien pire que celui du monde. Il nous faut encore le redire, devant la lutte qu’on reprend de nos jours contre l’athéisme : n’allez pas vous imaginer que là où l’on a de la religion, et même peut-être beaucoup de religion, Dieu est nécessairement présent, tandis qu’il serait nécessairement absent là où l’on n’en a pas.

Dieu dans sa vivante réalité est là seulement où la justice règne, et l’humanité, la liberté, la charité. Partout où elles sont, il est. Car elles viennent de lui, témoignent de lui, même en l’absence de toute religion. Dieu est dans son royaume, et non pas nécessairement dans sa religion. Son règne est bien au-dessus de toute religion, au-dessus même de la religion « chrétienne ». Celle-ci n’est pas Jésus-Christ. Christ vit partout où, dans la justice et dans la bonté, l’humanité de l’homme est honorée, partout où Dieu et l’homme se rencontrent, et là seulement. Certaine religion peut être l’adversaire le plus redoutable de Dieu et de Christ, certain athéisme au contraire préparer leurs voies. Les églises mêmes, et si cela se trouve avec les plus magnifiques théologies, peuvent être des obstacles à Dieu, vivre loin de lui, sans lui même. Aussi le jugement de Dieu peut-il se lever contre églises et religions, et sa bénédiction reposer sur l’incrédulité. Si nous le comprenons – et ce nous est clair dans la mesure où nous comprenons la Bible – nous ne chercherons plus à combattre l’athéisme russe.

Autre chose encore, pour le cas où l’envie nous prendrait néanmoins de nous joindre à ceux qui combattent l’athéisme théorique chez les autres. Avons-nous le droit de traiter quelqu’un d’athée ? Oubliez-vous, vous connaisseurs de la Bible, que Jésus l’a expressément défendu en déclarant celui qui le fait passible du jugement de Dieu (cf. Matthieu 5,22) ? Sans doute peut-on, bien qu’avec d’extrêmes réserves comme nous le disions plus haut, taxer tel homme ou telle action d’athéisme, mais seulement dans le sens concret d’oubli de Dieu, d’offense à son esprit et à sa volonté. [120] Et encore ne faut-il le faire qu’avec compassion, en souffrant de la détresse que signifie un pareil éloignement de Dieu, et plus encore en s’humiliant et s’examinant soi-même.

Si par contre nous entendions de la sorte signifier l’être intime d’un homme et caractériser par une froide définition ou une condamnation passionnée sa relation véritable à Dieu, en avons-nous le droit ? Je le demande à nouveau : qui est sans-Dieu ? Existe-t-il en ce sens-là un athée ? Toute âme humaine ne dépend-elle pas en quelque mesure de Dieu ? Ne s’adresse-t-il pas à elle ? Ne l’écoute-t-elle pas de quelque manière ? Qui oserait pénétrer ce mystère intime ? L’athéisme, le véritable, n’est-il pas dans l’arrêt – « tel homme, tel mouvement sont athées » – par lequel, au moins dans notre jugement, nous les coupons de Dieu ? Jugement sans amour, entorse à la salutaire crainte de Dieu ; car nous intervenons dans son jugement.

N’est-ce pas là briser le lien sacré qui nous unit homme à homme et, pour autant qu’il est en nous, séparer « l’athée » de Dieu au lieu de le rattacher à lui ? Comprenons-nous pourquoi Jésus fut si sévère pour une telle attitude ? Est-ce qu’elle n’est pas un crime ? Non, non, ici s’arrêtera quiconque n’est pas lui-même un athée.

Cette sorte de lutte contre l’athéisme est donc elle-même de l’athéisme.

Est-ce à dire que nous devons renoncer à combattre ? L’athéisme n’est-il pas le mal par excellence ? Je réponds : bien sûr qu’il faut le combattre, mais d’abord en nous-mêmes, et encore en nous, et toujours en nous. L’attaquer pratiquement, et dans ses manifestations concrètes. Reconnaissons-le, dénonçons-le et triomphons-en par la force de Dieu, et tout pharisaïsme nous passera. Nous avons à lutter contre tous les systèmes et toutes les institutions qui proviennent de l’éloignement de Dieu, de l’opposition à sa volonté, et de la chute loin de lui, en vue de l’ordre nouveau qui portera témoignage du Dieu vivant. C’est là le véritable combat contre l’athéisme.

Quant à l’athéisme théorique, ne nous y arrêtons pas trop. Ce n’est qu’une manifestation toute extérieure. Mais assurément nous nous devons de réfléchir sérieusement sur une manifestation comme celle du mouvement des « sans-Dieu » russes. Nous serons conduits à une attitude, non de propre-justice, mais de propre condamnation. Au lieu d’être prétexte à une exposition destinée à juger et condamner, ce mouvement doit nous pousser à la repentance. Pouvons-nous donc encore en douter ? Qu’est-ce donc au fond que la lutte communiste contre la religion ? Très rarement et jamais profondément elle ne devient un combat contre Christ lui-même, à moins de prouver justement que l’on prend Christ au sérieux. Elle est en fait un jugement porté sur une manière fausse de servir Jésus-Christ. [121] Ne serait-ce pas Christ qui, derrière ces apparences, juge le christianisme ? S’agit-il vraiment d’un combat contre notre Dieu, contre Christ, notre Christ ? Mais non, cette lutte est menée contre une religion qui effectivement fut « l’opium du peuple » ; elle s’arrêterait immédiatement devant la révélation du Dieu vivant, du Christ réel, dans une vraie communauté de disciples.

Vous vous irritez, souvent avec une indignation quelque peu forcée, que l’on ait dénoncée la religion comme « l’opium du peuple ». N’est-ce pas pour la moitié, pour les deux tiers mêmes, la pure vérité ? Jésus-Christ est le tourment sacré du monde. Mais la religion, le christianisme le sont-ils ? Dans cette perspective, la lutte contre Dieu n’apparaît-elle pas finalement comme une lutte pour Dieu ? N’y a-t-il pas là plus de sens du divin que dans ces articles, inspirés en fait de motifs politiques, et imprimés dans des journaux bourgeois qui, avec leur parfaite indifférence païenne à l’égard de Dieu, et leur mépris pour toute foi vraie, manifestent en vérité l’athéisme à l’état pur ?

Sous cet angle, le mouvement des sans-Dieu n’apparaît-il pas semblable à Jean-Baptiste précédant Jésus-Christ pour balayer le chemin devant lui ? N’y faut-il pas enregistrer la promesse d’une nouvelle venue de Dieu parmi les hommes ? Et ne le sent-on pas déjà quand soi-même on croit vraiment en Dieu ?

Pour notre vie privée aussi, il n’est pas d’autre attitude possible. Athée, tu l’es certes ! Combien souvent tu vis sans Dieu, mon frère. Chétifs sont ta confiance en lui, ton respect et ton amour pour lui. Et pourtant il devrait en être tout autrement pour toi. Sur quelle voie royale tu marcherais, si tu prenais vraiment au sérieux la vie selon Dieu.

Oui, quand l’angoisse te saisit : « Qui est donc sans Dieu, les autres ou moi-même », reviens-en toujours là : regarde à Dieu. C’est toi l’athée, quand tu accuses ton prochain d’athéisme. Et quand une crainte sacrée t’en détourne, alors tu es près de Dieu. Cette crainte mène à Dieu. Puisse-t-elle t’y conduire !