Ainsi parle l’Éternel :
Maudit soit l’homme qui se confie dans l’homme,
Qui prend la chair pour son appui,
Et qui détourne son cœur de l’Éternel !
Il est comme un misérable dans le désert,
Et il ne voit point arriver le bonheur ;
Il habite les lieux brûlés du désert,
Une terre salée et sans habitants.
Béni soit l’homme qui se confie dans l’Éternel,
Et dont l’Éternel est l’espérance !
Il est comme un arbre planté près des eaux,
Et qui étend ses racines vers le courant ;
Il n’aperçoit point la chaleur quand elle vient,
Et son feuillage reste vert ;
Dans l’année de la sècheresse il n’a point de crainte,
Et il ne cesse de porter du fruit.
Jérémie 17,5-8
Instruisons-nous, suivant l’exemple du prophète, par ce que Dieu nous dit dans sa création. Au-dehors le soleil d’été brille jour après jour et la chaleur pénètre toute chose. Elle constitue une manière de symbole pour l’homme qui traverse peut-être des temps difficiles. Bien souvent notre vie est ainsi brûlée et desséchée. Le malheur succède au malheur, la souffrance à la souffrance, les désillusions se suivent, les échecs s’accumulent. Il semble que toutes les feuilles de l’arbre de notre vie doivent se flétrir, et que l’arbre lui-même ne puisse plus subsister.
Ainsi en est-il quand les racines de notre vie ne plongent plus que dans le sol d’ici-bas. Tout se fane en fin de compte. Le malheur ne peut que tourner à la dévastation, la douleur provoquer l’endurcissement, la désillusion aboutir à la mort. L’échec atteint la vie dans son essence même. Courage, joie, amour, foi, espérance, tout tombe et meurt. Il ne reste plus qu’un squelette desséché, là où l’on voyait autrefois verdure et floraison magnifiques. Alentour, c’est le désert.
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« Maudit l’homme qui se confie dans l’homme, et fait de la créature son appui » ! Véhémente parole, tirée de l’âpre expérience du prophète, et qui relève de cet ordre d’expériences-types si fréquentes dans les vies vécues en force et surtout au service de Dieu. La confiance en l’homme porte en soi un jugement particulièrement certain et amer, du fait sans doute que très vite elle érige l’homme en idole et que, suivant l’ordre suprême, rien n’est plus difficilement pardonné à l’homme que son idolâtrie.
Bien entendu, par confiance en l’homme il ne faut pas entendre cette confiance naturelle due, bien qu’avec prudence, à tout homme, et que grâce à Dieu beaucoup justifient, mais celle qui, d’une manière ou de l’autre, met l’homme à la place de Dieu. Pour que la confiance soit vraie et durable, Dieu doit toujours en être le médiateur. Il faut qu’elle obéisse à ce paradoxe que, nourrie de l’absoluité de Dieu, elle en tire sa certitude et atteigne même une sorte d’absolu, alors que, sans Dieu, si on l’écarte de son esprit, elle devient dans l’instant totalement vaine, tombe sous le jugement qui atteint toute idolâtrie, et, pour s’être approprié d’elle-même quelque chose de l’honneur et de la souveraineté de Dieu, tourne aussitôt en désillusion. Ce jugement saisissant intervient inéluctablement. C’est un dessèchement de la vie. Le désert se fait tout autour. Les fruits n’y croissent plus, plus rien de bon n’en vient. Dans cet ordre, les plus hautes valeurs de la vie se transforment même en malédiction ; le succès, le bonheur, l’amour dégénèrent en une amère tragédie, et conduisent au pays sans eau et desséché où, solitaire, se lamente le remords.
Cette expérience, faite avec l’homme à une mesure accrue à cause de sa situation privilégiée dans le monde, vaut, bien entendu, pour tout aspect de la création. « Maudit soit l’homme qui fait de la créature son appui ». Grand, très grand est le danger de ne pas compter uniquement sur Dieu et de se servir en quelque façon de moyens humains, croyant peut-être par là même travailler pour l’honneur de Dieu. Est-il un seul homme en effet qui, toujours uniquement attaché à Dieu, mette en lui seul son entière confiance ? Ne peut-on pas utiliser les moyens qu’offre le monde ? Ne sont-ils pas créés à cette fin, et par Dieu lui-même ? Assurément si. Mais ici encore comprenons bien ce qu’il faut entendre par fausse confiance : celle-ci n’apparaît que là où d’une manière ou d’une autre les moyens humains sont substitués à Dieu et, au lieu de le servir, tendent à l’évincer.
Ici encore c’est Dieu qui doit être l’intermédiaire. Par lui, même les moyens humains peuvent être consacrés et bénis. Ils peuvent devenir des sacrements, servir de messagers, représenter Dieu. Mais, en même temps, ils ne sont rien, moins que rien, rien que tentation, mensonge et perdition, si nous les détachons de Dieu. Aussitôt vient le jugement, et tel est, semble-t-il, l’ordre des choses, que ce jugement intervient d’autant plus rapide et plus sévère que les buts pour lesquels on faisait de la chair son appui étaient plus élevés et plus étroitement liés à la cause du Royaume de Dieu.
Les empires de ce monde, les entreprises commerciales et industrielles peuvent, tant est grande la patience de Dieu, servir, souvent pendant très longtemps, de ces moyens humains, trop humains, et connaître même par eux certaine prospérité, jusqu’au jour souvent inattendu, comme nous en faisons et ferons encore l’expérience, où il faut tout de même régler ses comptes. Mais que le pape fasse du fascisme son appui et se croie autorisé à voir dans son protagoniste un « homme de la Providence », que certaines églises protestantes veuillent faire de la croix gammée leur recours contre la ruine qui les menace, au lieu de se tenir à la croix de Golgotha, alors le châtiment arrive, rapide et inexorable. Car c’est ici le Saint des Saints, et moins encore que partout ailleurs Dieu y tolère l’idolâtrie.
Aussi est-il heureux que le socialisme chrétien, le socialisme catholique en particulier, n’ait pas été tenté de se reposer sur une encyclique papale et qu’au contraire il ait rappelé avec énergie la nécessité de ne compter que sur Dieu, puisqu’aussi bien lui seul peut opérer et opère pour la foi des miracles, sa souveraineté garantissant la liberté véritable de l’homme. Quelle qu’en soit la forme, l’idolâtrie est le meilleur instrument d’asservissement. Elle est à l’origine de toute servitude comme l’obéissance à Dieu à l’origine de toute liberté. « Maudit est donc l’homme qui fait de la créature son appui, et se confie en l’homme ».
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Mais « béni l’homme qui se confie en l’Éternel et dont l’Éternel est l’espérance ».
Reprenons l’image de la chaleur. Quand elle nous brûle et menace de consumer notre vie, quelque chose pourtant peut en arrêter les effets, comme une source vive aux racines de notre être, ou comme une grande fraîcheur sous l’ardeur du soleil. Voilà ce que Dieu est pour nous, lorsque nous sommes réellement enracinés en lui. Nos feuilles peuvent bien alors paraître se faner, ce n’est qu’une apparence. Elles résistent à la chaleur. Si tout de même il en tombe de desséchées, il en repousse toujours de nouvelles. Malheur, souffrance, déception et défaite passent sur notre vie sans la tarir. Quoi de plus épuisant que le bonheur et le succès. Mais privations et dépouillements nous montrent intarissables les eaux du fleuve auprès duquel nous sommes plantés. Nous éprouvons alors que nos racines plongent en fait dans l’océan de l’infini. Pourquoi craindre désormais l’ardente chaleur ? Certes notre être naturel continue de la redouter. Mais de nos profondeurs monte une confiance qui nous soutient merveilleusement aux jours des déceptions et des luttes, des douleurs et des obscurités. Aux racines il reste toujours de l’eau, quand même l’arbre entier se dresserait sous un soleil de feu, dans une terre désolée, et paraîtrait complètement roussi. Même le zèle le plus épuisant, même cette démoniaque ardeur qui œuvre dans le péché et le crime, qui plus que tout dévaste la vie, cherchant à la pénétrer jusqu’aux racines et à en empoisonner ou tarir les sources, même ce feu-là n’y parvient point. Car il se produit le plus grand des miracles : la grâce du Dieu saint et miséricordieux revivifie sans cesse les racines de notre être, elle éteint les ardeurs néfastes – ce que ne sauraient faire nos bonnes œuvres –, et garde intactes les sources de la vie, rétablissant, mieux encore que le jugement, son unité avec le Dieu vivant.
Le prophète dit cela magnifiquement : « Il ne s’aperçoit point de la chaleur ». Qui ne s’étonnerait qu’un arbre exposé aux ardeurs du soleil, des semaines et des mois durant, soit aussi vert et frais que s’il n’en avait rien ressenti, au point qu’on se demande d’où donc cette fraîcheur lui peut bien venir. Ainsi en est-il de ces hommes qui restent, au milieu des ardeurs et du dessèchement de longues souffrances et de rudes privations, aussi riches et joyeux que s’ils n’avaient connu que bonheur et succès. Étonnés, nous nous demandons : « D’où tiennent-ils cette vigueur ? » Mais quiconque a des oreilles pour entendre perçoit quelque chose du bruissement de la source mystérieuse et intarissable où plongent leurs racines. Car la source du Dieu vivant a de l’eau en abondance. C’est ainsi qu’il nous faudrait, nous aussi, supporter la chaleur. Et cela nous sera donné pour peu que nous persévérions. Chaleur et sècheresse passeront, mais les feuilles resteront vertes et les fruits mûriront. Le corps même « trouve sa joie dans le Dieu vivant » et produira merveilleusement plus que la nature ne semblait le permettre.
Les feuilles sont d’autant plus vertes, les fruits d’autant plus beaux que nous n’avons compté que sur Dieu, mettant en lui seul notre entière confiance. Bienheureux l’homme qui agit de la sorte. Le service de Dieu, le service réel et non l’idolâtrie, tel est le secret de toute bénédiction. Ah ! si nous le comprenions et bâtissions notre vie entière sur ce fondement ! Sachons dépister et écarter la tentation d’idolâtrer l’homme. Résistons à l’attrait des moyens humains, là où il ne peut être question que des voies divines ou plutôt de Dieu même. Qu’il en soit ainsi même et surtout dans l’extrême nécessité.
Alors, aux jours de sècheresse par où nous passerons encore, en partie du fait même de notre attitude, nous connaîtrons qu’il y a un Dieu, un Dieu puissant et vivant, un Dieu qui fait des miracles et qui bénit bien au-delà de toute attente. Tenons-nous, sous peine de mort, sur cette crête étroite entre deux abîmes, et à son heure nous viendra une bénédiction sans fin. C’est la claire et grande leçon de l’Histoire, de l’histoire du monde et de l’histoire du Royaume de Dieu, l’une à l’autre étroitement liées, qu’une cause ou une communauté font vie qui dure dans la mesure où elles savent rester dans cette ligne. Ce fut le mystère d’Israël que, malgré toutes ses infidélités et toutes ses chutes, il sut, conduit par ses juges et ses prophètes, rechercher sans cesse et retrouver cette ligne du Dieu vivant et saint, tandis que les empires du monde, religieux ou profanes, qui de leur nature étaient et restent de gigantesques idolâtries, s’écroulaient et s’écroulent encore alentour.
Mais le mystère des mystères, c’est que la source profonde, d’où l’infini jaillit ici-bas de la manière la plus magnifique, soit constituée par la souffrance et surtout la souffrance innocente. Aussi constitue-t-il le plus grand des miracles, cet arbre unique, dressé au milieu de l’Histoire humaine, sec et nu comme il n’en fut jamais d’autre sur la terre, sans feuilles ni fruits, planté sur Golgotha le calvaire, dans le désert de l’éloignement de Dieu, au milieu du monde, de la mort et de l’enfer ; mais cependant enraciné en Dieu comme nul autre au monde, représentant Dieu seul, Dieu sans ajoutage du côté du monde et sans concurrence du côté des idoles, Dieu impuissant et Tout Puissant à la fois, Dieu le Seigneur et Dieu le Père. C’est pourquoi il est devenu pour le monde entier l’arbre de la vie, dont le feuillage demeure verdoyant dans le temps même où civilisation et religion ne sont plus que désertique aridité, et qui donne du fruit comme nul arbre sur terre jamais n’en produisit : et c’est santé morale, joie, amour, justice et paix. Son ombre ranime le monde sous la canicule de la souffrance et du péché, du destin et de la mort, et lorsqu’alentour tout flamboie il offre son refuge à toute âme d’homme. Un rameau de cet arbre doit être greffé au nôtre, et la malédiction qui frappe l’idolâtrie se trouvera détournée, tandis que le service de Dieu nous apportera la bénédiction d’en-haut.
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On ne saurait mieux représenter la différence entre la vie fondée sur le « fini » et celle qui s’appuie sur Dieu – la religion, quand elle est purement formelle, ressortit au premier domaine – que par cette image de l’arbre, de la chaleur et de l’eau courante. Certes la vie du monde peut n’avoir aucune conscience de sa dépendance à l’égard de Dieu et avoir pourtant de la sève et une vraie splendeur, des feuilles en abondance et même des fruits ; car elle vit, elle aussi, de la bénédiction attachée à toute la création divine.
Mais, en tant qu’elle a sa volonté propre, elle peut aussi s’éloigner de Dieu, renier sa dépendance. La conséquence certaine est qu’elle se fane, ne supportant plus la chaleur. La force de l’infini n’afflue plus de ses racines à tout son être. Peine, détresse, mort, malédiction du péché, ne laissent derrière elles que destruction et dévastation, à moins qu’elles n’aient abouti à un plus profond enracinement de la vie. C’est la stérilité, car il manque la force vitale profonde, le miracle.
Un renoncement, noble, peut-être même serein, du moins pour ce qu’en voient les hommes, voilà la forme suprême où puisse atteindre une vie de ce genre. Et encore, là seulement où l’on est resté, au moins inconsciemment, proche du divin, en servant le Beau et le Bien, disons plutôt : ce qui relève de la sainteté. Mais combien plus haute eût été cette vie si elle avait su plonger ses racines plus profondément, jusqu’à rencontrer le Dieu vivant, et bénéficier du miracle. Hélas ! il en est peu dont la vie ait cette noblesse. Dans la plupart des cas, c’est le dessèchement, visible et lamentable. La vie s’assombrit et s’appauvrit sans cesse. L’âme s’obscurcit. Les feuilles tombent, et il n’en vient point de nouvelles. Les fruits se font de plus en plus rares. Finalement le renoncement se transforme en désespoir. Et désespéré, l’homme ne s’attache que trop facilement à l’idolâtrie et à la « chair ». Nous constatons alors, chez des hommes dont la vie nous apparaissait noble, d’étranges égarements moraux ou autres, de vrais effondrements. Même la vie matérielle est entraînée dans cette ruine.
N’est-ce pas le sort patent, et latent aussi, de la génération présente et de la civilisation actuelle ? L’eau est tarie aux sources de la vie. D’où une soif de vie, mais de vie factice. L’âme se dessèche et un morne désespoir s’y installe. Bientôt cependant il va grandir, et tenter de remplacer Dieu par je ne sais quel étourdissement de jouissance, de gloire et d’aventure, ou par une activité gigantesque et démoniaque, diabolique en vérité. Il tombera alors sous le coup du jugement et de la malédiction réservée à l’idolâtrie.
Ce qui vaut pour la vie individuelle et le destin de notre génération et de sa culture, s’observe aussi de tout grand mouvement : pacifisme, socialisme, féminisme, réforme de la vie. Eux aussi ont reçu, des trésors de la création, une certaine vitalité. Eux aussi vivent sur un grand héritage. Ils peuvent devenir chacun un arbre magnifique, puissant et abondant en feuilles, en fleurs et en fruits. Mais si les racines ne plongent à la source – et cela suppose en définitive que leurs membres prennent conscience de leur relation à Dieu – la vie de nouveau se fane. Sans possibilités de renouvellement intérieur, la pensée et l’action, devenues toutes formelles, tombent dans l’engourdissement, la présomption et la suffisance. Les feuilles nouvelles ont cessé de venir à épanouissement et les fruits se font rares. Vienne la sècheresse, c’est-à-dire attaque-t-on la cause en question, le courage, la confiance, la foi font défaut, car il n’est de foi au plein sens du mot qu’en Dieu, le Dieu vivant et miséricordieux. À leur tour, ces mouvements, dans leur détresse, s’attachent à des idoles, font de la chair leur appui, se trahissent eux-mêmes et récoltent condamnation et malédiction, alors qu’ils auraient pu, dans la foi en leur cause, endurer les temps difficiles, remporter la victoire et recevoir d’abondantes bénédictions. Cette situation est aujourd’hui la nôtre. Il faut à tous ces mouvements une vie nouvelle qui monte de leurs racines, sans quoi ils sont perdus.
Il n’y a donc, pour l’individu comme pour le monde, qu’un seul recours, mais il ne faut pas le masquer sous des mots d’ordre, tels que « neutralité religieuse » ou autres histoires de ce genre, ni le démarquer par un bavardage pieux, ou l’exploiter aux fins de domination ecclésiastique ; il surpasse non seulement toute religion et toute église, mais encore toutes les formes actuelles de la pensée : c’est l’abandon des idoles et le retour au Dieu vivant. Le monde va connaître un temps de grande sècheresse. Mais si nos racines atteignent à cette source aucune sècheresse n’aura raison de nous.