Vous serez haïs (1935)

Vous serez haïs de tous à cause de mon nom.

Matthieu 10,22 (1)

Être haïs de tous à cause du nom de Christ ! Oh, pas parce qu’on s’intitule « chrétien ». Pour le moment nul parmi nous ne court ce risque, et il y a à cela de bonnes raisons. Mais ce n’est pas non plus ce que Jésus voulait dire. En ce temps-là il n’y avait pas encore de « chrétiens », seulement des « disciples ». Mais ils étaient de bonne sorte, soutenant et confessant Christ et sa cause avec un zèle ardent. Quand le Maître leur annonce qu’ils seront haïs de tous à cause de son nom, ce « nom »comme toujours désigne la « cause ». C’est à cause d’elle qu’ils seront haïs.

On a entendu dire ça, on l’a lu et on a trouvé l’idée magnifique ; mais au fond elle demeurait étrangère, et complètement, à toute notre manière d’être chrétienne. Quelque chose comme l’oiseau qui vient des terres lointaines. Normalement, un chrétien devait être aimé de chacun. À la vérité, un Kierkegaard avait bien formulé là-contre d’énergiques objections, mais c’était plutôt une dispute de théologiens, une manière de mettre sel et poivre dans la fade soupe du christianisme de ces messieurs. Quand tout de même il arrivait que quelqu’un fit cette expérience et portât réellement la croix, c’était une exception strictement individuelle, et l’idée ne serait venue à personne que l’attachement à la cause de Christ pût en soi devenir au milieu de la chrétienté objet d’opposition, de lutte, de division, de haine et de persécution, jusqu’à ce que la mort s’ensuive.

« Vous serez considérés de tous, pensait-on communément, puisque vous vous nommez chrétiens, et l’êtes bien un peu tout de même. Chacun vous en admirera. Naturellement vous aurez une conduite qui corresponde à cet état. Vous saurez vivre selon les normes de la société « chrétienne », vous serez aimables avec tout le monde, vous vous garderez de créer des difficultés à ladite société « chrétienne », et spécialement à ceux qui la dirigent. » C’était en particulier un bel hommage pour un pasteur ou un prêtre, si l’on pouvait dire de lui qu’il était aimé de tous. Ceux qui tenaient ce langage, comme celui à qui il s’appliquait, ne s’apercevaient point que pareil éloge contredisait formellement le Nouveau Testament qui dit, lui : « Vous serez haïs de tous à cause de mon nom », et même : « Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous » (2).

Mais tout a bien changé aujourd’hui. Et ce n’est pas fini. Les jours sont revenus où quiconque confesse le nom de Christ est haï de tous. Son nom, je veux dire sa cause. Car rien ne serait plus erroné que de rendre un quelconque credo responsable de cette haine. Peut-être y a-t-il des gens, qui, lisant ce texte, pensent aussitôt à la Russie et au mouvement des Sans-Dieu. Mais, outre qu’on y peut difficilement voir, au moins pour le moment, un danger qui nous menace nous autres, l’ensemble du dixième chapitre de Saint-Matthieu montre clairement qu’il s’agit de tout autre chose.

Comme autrefois, c’est de la société dite aujourd’hui chrétienne que provient la haine, de l’État constitué et de la religion officielle qui a partie liée avec lui. Ce ne sont pas les seuls commissariats de police, mais aussi les synodes et autres commissions ecclésiastiques, qui verront comparaître les témoins et leur infligeront de mauvais traitements, spirituels ou même corporels. On les attend, ces hommes fidèles, dans les pénitenciers et dans les camps de concentration de la bonne société bourgeoise et chrétienne. Oh ! non pas parce qu’ils ont été baptisés et portent le nom chrétien, ou, comme ce fut jadis le cas, parce qu’ils récitent le catéchisme de Heidelberg – suprême pensée de maints théologiens de nos jours ! – mais parce qu’ils confessent la cause de Christ et se déclarent pour l’amour, la paix, la justice, l’humanité, la fraternité de tous les hommes, contre la haine de race ; pour le règne de Dieu sur la terre et non pour le « troisième règne ».

Il se peut que ceux qui sont ainsi haïs pour le « nom de Christ » soient des sans-Dieu, des socialistes, des communistes, des pacifistes incroyants. Et après ? Ils n’en souffrent pas moins du seul fait que vit en eux ce qui entra dans le monde avec Jésus-Christ, et qu’ils s’y consacrent selon leurs lumières. Mais nos bons croyants, personne n’y touchera ! De grands honneurs leur sont réservés. Nos champions officiels de Jésus-Christ peuvent sans souci « dire la Parole », et disserter sur Matthieu 10 – c’est bientôt fait ! – il ne leur en coûtera pas un cheveu de leur tête. Pour ce qui est de la croix, ils peuvent mener à son sujet de profondes et très religieuses cogitations ; ce n’est pas cela qui la fera venir dans leur vie… ou bien ce sera quelque croix de fer. L’impiété des gens pieux, mille fois pire que l’autre, y trouvera pleine satisfaction. Ils seront tenus en haute estime et bien aimés. Et la haine grandira d’autant contre ceux qui dans le même temps se donnent à Christ avec sérieux, c’est-à-dire à la cause de Dieu dans le monde, telle qu’elle prit corps en Christ, et non purement et simplement à une religion, voire à une théologie.

Situation bien faite pour surprendre. Quelques-uns d’entre nous s’y attendaient bien depuis longtemps. Mais comme il arrive fréquemment, maintenant que les faits se réalisent ils nous trouvent quelque peu décontenancés. Nous ne sommes pas non plus, nous autres, complètement dégagés de l’ancienne manière. Nous voudrions bien nous faire accroire que nous faisons fausse route, lorsqu’on nous hait à ce point, lorsque d’immenses auditoires éclatent en applaudissements sitôt qu’on commence à nous injurier, ou à nous dénoncer comme ayant perdu la foi ou « judaïsants » parce que nous sommes… contre la guerre. Être haï de tous, on ne l’accepte pas sans peine. On peut s’être depuis longtemps déshabitué de l’estime générale, mais qui ne souhaiterait en secret être aimé de tous ? Qui prendrait goût d’avance à la calomnie, aux outrages, à la haine furieuse ? Nous sommes une génération trop efféminée pour demeurer indifférents à la pensée d’être privés de nos droits civiques, ou pour prendre aisément notre parti d’avoir à affronter tribunaux, prisons et camps de concentration. Et nous voilà tout surpris qu’au lieu de l’honneur il nous faille connaître l’opprobre, au lieu de l’amour la haine, au lieu du succès la persécution.

« Mais celui qui persévèrera jusqu’à la fin – qui tiendra jusqu’au bout, comme on disait pendant la guerre – sera bienheureux ». À vrai dire il est écrit : « Sera sauvé » ; et à bon droit, puisque quiconque ne tient pas est perdu spirituellement. Mais « bienheureux » répond aussi à la vérité. Car avec l’état nouveau de la cause de Christ, – qui est en fait son état ancien, originel et éternel, – certaines paroles qui nous font un effet de grandeur et d’étrangeté tout à la fois : « Vous serez haïs de tous à cause de mon nom », prennent maintenant leur pleine valeur : « Heureux vous qui êtes persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à vous. Heureux êtes-vous lorsqu’on vous outrage, qu’on vous persécute, et qu’on dit faussement de vous toute sorte de mal. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux. C’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous ». Le fait est qu’on ne prend une joie entière à la cause de Christ que lorsqu’elle vient à être persécutée et qu’on souffre pour elle. Il n’y a rien de plus grand. C’est la plus glorieuse des couronnes. On en peut tirer un bonheur radieux, mais ce bonheur est félicité et béatitude. Car ainsi viennent les jours du Royaume de Dieu, et c’est ainsi que l’on marche à la victoire.

Nous voici parvenus au second point de notre propos, d’où découle à vrai dire ce qu’on a lu plus haut. En tant que chrétiens nous nous étions accoutumés à une notion déterminée du progrès et de la victoire de la cause de Christ. Tel nous semblait devoir être leur développement que d’une étape à l’autre la cause de Christ y connût plus large assentiment, y gagnât plus de terrain. Nous entretenions cette illusion que, chaque jour un peu plus, toute la vie nationale et internationale, la vie tout court aussi, et toute la civilisation allaient se pénétrer de l’esprit de Christ et des énergies du Royaume de Dieu. Nous luttions avec cet objectif devant nous et ne nous étonnions point d’avoir à combattre. Cependant nous escomptions, au moins dans les grandes lignes victoire sur victoire. Et certainement ce n’était pas un mauvais esprit qui nous poussait à ces pensées et à ces espérances.

Mais il nous faut maintenant changer de point de vue. Au lieu d’avancer victorieusement, voilà la cause de Christ empêtrée dans d’immédiates difficultés. C’est à qui la désertera, et lui témoignera de l’hostilité. La voici « haïe de tous ». Entendons-nous bien. Ici encore il ne faut pas songer en premier lieu à la Russie et au « mouvement des Sans-Dieu ». Ce ne sont pas les pires ennemis. Le véritable adversaire, une fois encore, ce sera le sans-dieuïsme de la piété formaliste. De nouveau la cause de Christ va connaître pour un temps un éclat officiel, l’État la protègera de toutes manières, car on se plaira à reconnaître en elle son fondement. Églises et ecclésiastiques seront à nouveau des porte-respect de première qualité. Les leçons de religion se donneront à foison. Et quasi-obligatoires, s’il vous plaît. Et autant pour ce qui est du baptême, de la confirmation, du mariage religieux. Défense d’être libre-penseur. La police pourvoira à ce que l’esprit ne sut accomplir, – peut-être parce qu’il était inexistant.

Voila ce qui vient, ce qui est déjà en partie. C’est sous une forme neuve le terrible danger de Constantin le « Grand ». Comme autrefois un souverain venu au pouvoir par toute espèce de ruses, de mensonges et de violences jugea opportun d’adopter la croix pour servir ses ambitions, ainsi font aujourd’hui de grands démagogues de même acabit et qui n’ont de grand que leur démagogie. Et de même que du côté des représentants officiels ou semi-officiels de la cause de Christ la plupart s’adonnèrent alors à une joie sans mélange – « merveilleuse conversion due à la grâce de Dieu ! » –, un tout petit nombre seulement s’apercevant qu’en réalité c’était une effroyable catastrophe, de même en est-il de nos jours.

Jamais, pourtant, la cause de Christ ne se porte aussi mal que quand l’État et la société s’empressent à la choyer ; et jamais elle ne va si bien qu’à l’heure de la persécution. Aussi faut-il se féliciter qu’elle soit aujourd’hui réellement persécutée. Car elle devra se défendre avec la dernière énergie contre ce christianisme à succès comme contre l’État qui le protège et qu’à son tour il doit étayer. L’État totalitaire fasciste, confessant sa propre divinité, dénonce la réapparition d’un césarisme terriblement aggravé. La déification du peuple à la manière nationaliste prouve la déplorable résurrection des dieux païens sous leur pire aspect. Leur foi au glaive caractérise la plus hideuse opposition à la croix de Jésus-Christ. Leur poursuite du troisième Reich ou du nouvel Imperium Romanum montre le royaume des démons supplantant le Royaume de Dieu. Mais tout cela n’est rien, comparé à la catastrophe inouïe d’un christianisme qui, fixé à ce niveau, se met à la disposition de ces puissances de ténèbres, et constitue pour la cause même de Christ un danger quasi aussi effroyable que celui de l’Antéchrist. Contre l’assaut de la tentation, un seul recours : tenir ferme du côté de Christ, confesser son nom. Le combat sera sans merci, il faudra lutter jusqu’au sang. Tout le chapitre 10 de Saint-Matthieu va reprendre de l’actualité. Les servants de la cause de Christ seront traités de « Belzébuls », c’est-à-dire, en langage moderne, de bolchéviks, de traîtres à la patrie, de fous, de bandits, ou encore de fanatiques, de faux prophètes, de séducteurs de la jeunesse, et que sais-je encore ? Ils doivent se tenir prêts à la mort. Et à ce qui est peut-être encore pire, la discorde avec leurs plus proches amis. Il se peut qu’ils soient réduits à toute extrémité. Le « petit troupeau ».

Tout est bien ainsi. Il fallait que vinssent une bonne fois à la lumière les puissances hostiles à Christ, fussent-elles celles de la religion, de l’église, et de la théologie, voire du christianisme lui-même en tant que simple religion. Le départ devait être fait entre les royaumes de ce monde et le royaume de Dieu. Mais surtout entre un christianisme verbal et purement formel, qui de toutes les manières possibles et imaginables reniait et trahissait Jésus-Christ, et la véritable cause de Christ. Il fallait bien qu’un jour celle-ci fût prise au sérieux. Et maintenant l’on va voir à nouveau ce que la seule théologie de la croix ne savait point produire par ses artifices : un ferme témoignage rendu à Christ et au Royaume. Et point en paroles seulement, mais en actes. Le mot grec, c’est martyre. Tout autre témoignage est pur jeu spirituel, c’est-à-dire moins que rien. Mais ce n’est pas rien que les choses en soient de nouveau là. Contre tous les christianismes et tous les cléricalismes, avec leurs lamentables ou éclatantes défections, va se dresser, issue de leurs rangs mêmes, la communauté confessante, militante, souffrante de ceux qui sont et qui espèrent le Royaume. De toute la terre elle s’assemblera. Peut-être ne sera-ce qu’un tout petit groupe. Peut-être cette authentique représentation de la cause de Christ passera-t-elle par le creuset de l’épreuve. Dans sa détresse néanmoins elle demeurera fidèle, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle.

Elle est pour cette communauté-là, la promesse ! L’effroyable aggravation de la lutte pour et contre Christ annonce de grandes victoires, la décision suprême. À l’arrière-plan il y a toutes les gloires et magnificences promises aux disciples dans ce même chapitre 10 de Saint-Matthieu, et qui nous demeurent encore étrangères ou lointaines. Dans le combat, au moment de la victoire, on verra se réveiller des énergies du Royaume de Dieu, auxquelles nous n’osions plus guère croire. Et tandis qu’officielle et dûment protégée la cause du Christ décourageait les meilleurs, on la verra, haïe et persécutée, réfugiée dans des « sectes » et révolutionnaire, conquérir à nouveau les âmes, et comme jamais auparavant. Salut à elle, qui de nouveau va être « haïe de tous », et y trouvera sa résurrection. Que dis-je ? Déjà elle ressuscite. Ainsi vient le Royaume.

Aussi, ne pleurez plus. « Quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux », mais « quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père ». « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et qui ne peuvent tuer l’âme, craignez plutôt celui qui peut faire périr le corps et l’âme dans la géhenne » (c’est-à-dire par la privation de sa présence). Ne craignez pas non plus les conflits avec vos proches : « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (3). Bienheureux serez-vous en toutes ces choses. Persévérez seulement. Et quant à la cause, soyez en paix. Quelle soit aujourd’hui en difficulté et accablée de mépris, un jour n’en viendra pas moins où tout changera merveilleusement. « Ne craignez point. Car il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni de secret qui ne doive être connu. Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en plein jour ; et ce qui vous est dit à l’oreille, prêchez-le sur les toits ». Oui, ainsi en sera-t-il. Comptez-y fermement et soyez donc heureux, – même en prison et dans la solitude. Ne craignez point, ayez seulement confiance.


(1) Lire tout le chapitre ; il en vaut la peine.

(2) Luc 6,26

(3) Luc 14,26