Ce que je crois

Nous reproduisions ici la « profession de foi » de Pierre Pascal datée de décembre 1919, telle qu’il l’a retranscrite dans Mon journal de Russie, tome 2 : En communisme (1918-1921), L’Âge d’Homme, 1977, pp. 45-47.

Signalons enfin la raison d’existence de ce texte : suite à un conflit personnel avec Jacques Sadoul, Pierre Pascal a été calomnié par ce dernier. Il a donc été invité à s’expliquer au sujet de sa foi et de sa pratique religieux auprès du Comité central du Parti communiste de Russie. Dans Pierre Pascal : la Russie entre christianisme et communisme, Sophie Coeuré précise que le brouillon de ce texte comporte de nombreuses notes, ratures, réécritures : Pierre Pascal a visiblement pesé tous les mots de cette courte déclaration. Dans Moscou sous Lénine, Alfred Rosmer semble faire référence à ce texte lorsqu’il relate un incident ayant lieu lors d’une réunion du Groupe communiste des français de Moscou où certains des participants reprochent à Pascal d’être croyant : Pierre Pascal se propose alors de relire ce texte.

Quoi qu’il en soit, nous trouvons ici une analyse intéressante de l’articulation entre foi et engagement politique marxiste.

La pagination d’origine est indiquée entre crochets.


[45] Ce que je crois

Déclaration au Comité central du Parti communiste de Russie en décembre 1919.

1) Quoique l’observation constante qu’on a pu faire de ma conduite doive révéler mes convictions plus sûrement qu’aucune confession spéciale et voulue, les attaques et les insinuations perfides dont j’ai été l’objet et la facilité regrettable avec laquelle des camarades respectés les ont accueillies m’obligent à écrire l’exposé didactique de mes conceptions philosophiques.

2) Je suis catholique, c’est-à-dire que, pour une suite de raisons philosophiques, historiques et morales trop longues à exposer ici, j’admets consciemment la vérité des doctrines enseignées par l’Église catholique.

3) Cette opinion n’a fait que se fortifier et devenir de plus en plus consciente en moi avec l’âge, l’étude, l’expérience et la réflexion. Ma façon de penser a été connue de Sadoul et des camarades Body et Petit dès les premiers temps de mes relations avec eux. Elle était admirablement connue de Sadoul au moment où, de la façon très exactement exposée par le camarade Body dans sa lettre du 28 janvier, il me faisait nommer secrétaire du Groupe Français. En outre, Sadoul m’a affirmé avoir fait connaître mes opinions catholiques aux camarades Lénine, Tchitcherine et Steklov, au mois de janvier 1919.

4) Je suis communiste, c’est-à-dire que j’admets consciemment la justesse de toutes les thèses théoriques, politiques, historiques ou tactiques contenues dans le programme du parti communiste russe. Je ne suis pas arrivé à cette opinion, comme il a été dit, [46] par hasard, ni par suite d’analogies superficielles entre le communisme et le christianisme. J’ai toujours été par réflexion personnelle internationaliste, anticapitaliste et antiparlementaire. Après étude et expérience j’ai ensuite adhéré à la doctrine du matérialisme historique, de la lutte de classes et de la dictature du prolétariat.

5) Au point de vue théorique, si ma raison ne jugeait pas compatibles les enseignements de l’Église et ceux du communisme, elle n’en serait pas moins obligée, en vertu de raisons intrinsèques, d’admettre la vérité des uns et des autres. Elle pourrait encore faire un choix parmi les uns et les autres, en acceptant par exemple seulement la partie pratique du communisme, ou bien en réduisant le catholicisme à un vague christianisme sans dogme. Mais ma position est autre : je juge le communisme et le catholicisme, tels qu’ils sont et sans les déformer, non seulement compatibles, mais nécessaires l’un à l’autre et se complétant mutuellement.

6) Au point de vue pratique,

a) j’estime donc que c’est par suite d’un malentendu que la plupart des catholiques et la plupart des communistes se croient foncièrement et nécessairement ennemis les uns des autres ;

b) je considère que ce malentendu s’explique historiquement et joue un rôle indispensable au développement à la fois du communisme et du catholicisme (ainsi un certain anticléricalisme contribue à ramener l’Église à sa véritable nature) ;

c) j’estime que chaque époque ayant son caractère déterminé, et l’époque actuelle étant caractérisée par l’édification de la société communiste, la tâche de chacun, et la mienne en particulier, est de consacrer son activité à cette édification. Ce faisant je ne laisse pas de satisfaire en même temps à mon idéal religieux.

7) Le malentendu entre le catholicisme et le communisme provient de ce que la plupart des catholiques ignorent et travestissent les principes les plus élémentaires du catholicisme.

8) Le catholicisme est un organisme vivant, évoluant sans cesse, dont la forme n’est aucunement liée à celle de l’Église catholique actuelle, dont la doctrine n’est liée à aucune conception théologique (à plus forte raison celle de saint Thomas d’Aquin, datant du XIIIe siècle) et dont les relations économiques et sociales dépassent infiniment les conditions d’une époque donnée.

a) L’Église catholique, même dans son état actuel bien connu, n’enseigne rien de contraire ni aux sciences exactes, ni à la philosophie positive, ni au socialisme scientifique. Ainsi à moins de condamner a priori toute spéculation philosophique, on ne peut repousser la conception d’un Dieu défini par les voies de la négation et de l’analogie. Dans la Somme de saint Thomas elle-même, il est facile de trouver sur le rôle de la propriété privée des enseignements coïncidant avec la doctrine marxiste. Les penseurs catholiques ont exactement jugé et condamné le capitalisme au fur et à mesure de son apparition. La morale et la politique catholiques ne ressemblent en rien à la caricature sentimentale ou tolstoïsante qu’on en a tracée : elles sont strictement positives. Le gouvernement est établi par [47] les peuples et pour eux : s’il devient plus nuisible qu’utile, il doit être renversé même par la force, par la révolution. De la part de l’État, la peine de mort et la guerre sont des moyens nécessaires dans certains cas. De la part de l’individu, l’activité positive et virile est supérieure à l’humilité inerte. Tel est l’enseignement authentique actuel du catholicisme.

b) Mais l’Église catholique étant en état d’évolution perpétuelle, ses fidèles ne sont nullement obligés de s’en tenir à son enseignement officiel actuel. Ils sont libres de prévoir et de précéder le progrès de la doctrine conformément aux progrès sociaux. La forme politique de l’Église, sa doctrine sur la famille et sur l’État, sa conception du miracle, sa métaphysique, etc. ont déjà évolué et évolueront encore.